La Sainte et la Fée.
La dévotion à l’enfant Jésus informe la mode des contes merveilleux à la fin du règne de Louis XIV et cette étude s’interroge sur le développement du sentiment de l’enfance au XVIIIe siècle et sur l’avènement de la littérature enfantine
Yvan Loskoutoff. La Sainte et la Fée. Dévotion à l’enfant Jésus et mode des contes merveilleux à la fin du règne de Louis XIV DROZ/CNRS, 1987, 268 p.
Cet ouvrage érudit, relativement ancien (1987) et devenu classique, permet de renouveler et d’élargir l’approche des contes de fées. L’auteur, professeur de littérature à l’Université du Havre, s’interroge sur le développement du sentiment de l’enfance au XVIIIe siècle et l’avènement de la littérature enfantine.
« L’esprit d’enfance » : de la sensibilité religieuse à la sensibilité esthétique
La dernière décennie du Grand siècle connaît le surgissement, le succès et le développement d’un nouveau genre littéraire : le conte de fée. Selon la définition de Marc Fumaroli, il appartenait en effet jusqu’à présent à la tradition orale ou aux lectures de colportage. Comment s’explique alors l’engouement pour le conte de fées, dont Madame d’Aulnoy, Perrault ou Fénelon seront les premiers grands auteurs ? Certaines pistes sont avancées par divers chercheurs : les lecteurs se sont-ils lassés de l’Astrée, ou éprouvent-ils un intérêt nouveau pour la littérature marginale ? A la suite des fables, le souci didactique prend-il de l’importance ? Ou bien, en s’appropriant les codes d’une culture populaire, l’élite réaffirme-t-elle ironiquement sa différence ? Yvan Loskoutoff propose de voir dans l’émergence du conte de fée celle de l’enfance, qui change de statut par la dévotion à l’enfant Jésus, entrée dans les pratiques à la même époque dans toute l’Europe et soutenue par l’iconographie – crèche, Vierge à l’Enfant. L’enfant, traditionnellement « éventuel déchet » comme l’a bien étudié Philippe Ariès, acquiert une grandeur cachée, jouant sur le paradoxe de l’enfance « mignonne mais souffrante ». Premier état du Dieu incarné, l’enfant est doux, pur, et nécessite tendresse et soin ; au siècle précédent, Erasme avait déjà mis l’accent sur la nécessaire expérience de la petitesse, condition du salut.
Le Grand Siècle s’intéressera de fort près à cet esprit d’enfance. Plus connu pour son Télémaque et ses Dialogues des Morts que pour son goût pour l’humilité, le grand Fénelon souscrira à cet esprit d’enfance rédempteur, tout comme Madame Guyon, qui connut la prison et les pressions durables du pouvoir judiciaire royal. Tous deux seront violemment pourfendus par Bossuet. « Maman Téton (sic) », et « Bibi », surnoms que se donnaient ces deux amis dont le «sublime s’amalgama» (Saint-Simon) en disent long sur cet esprit d’enfance qui marqua les hautes sphères sociales de la France de Louis XIV. En 1689, Madame de Maintenon prend Fénelon comme directeur de conscience… tandis que les critiques faites aux lectures de Madame Guyon, contes de nourrices et autres « romans que lit la lie du peuple », sont pour elle autant de compliments. Sensibilité religieuse et esthétique se rejoignent alors dans le conte.
Ces éléments de l’histoire littéraire permettent de mettre en perspective la « reconversion littéraire » du quiétisme après l’arrestation de Madame Guyon : le point de rencontre des auteurs est en effet le culte de l’enfance, mythe fondateur du genre littéraire.
Le mythe fondateur de l’enfance : trucage et ambivalence
L’enfant est source et cible du conte, ce qui pose la question de la place de l’adulte destinataire ou émetteur. Selon l’auteur, un « trucage » intervient alors : le personnage mythique de la nourrice est largement secondé par les veillées – qui réunissent un public adulte – et les livres bleus des bibliothèques de colportage, à destination des adultes là encore. L’assimilation du conte de fées au conte de nourrice accentue le paradoxe d’un genre qui, devenant littéraire et s’adressant à un public adulte, « exhibe plus que jamais sa destination enfantine » par tous les moyens. Cette ambivalence, qui est soulignée par de nombreuses approches critiques, peut être associée à l’exigence d’esprit d’enfance : le conte peut ressusciter l’enfance chez l’adulte, en lui assurant une sorte de « régression-mimésis », clairement revendiquée par Madame Guyon et les quiétistes. Par ailleurs, le mythe fondateur de l’enfance impose aux auteurs (dans leur préface) ou aux narrateurs (dans la fiction) d’endosser le rôle de la nourrice : le public adulte redevient enfant tandis que le narrateur retourne à sa propre enfance, retrouvant et transmettant les récits qui l’ont bercé. Auteurs comme lecteurs, les « candidats à l’enfance » seront nombreux.
Humilité du genre et gloire du héros enfantin
Si Perrault a supprimé de son édition princeps (1697) la référence à la simplicité enfantine des récits qu’il revendiquait dans l’épître dédicatoire du manuscrit de 1695, sa rivale Madame d’Aulnoy assume son « style mignotant » : expressions enfantines, répétitions, ou récurrence de l’adjectif « petit » ponctuent Finette-Cendron par exemple. Mais Yvan Loskoutoff s’interroge : est-ce en quittant, avec Perrault, la sphère des « lectures pour dames » écrites par des femmes que le conte a gagné le « sérieux » de son statut ? Les attaques sont vives en effet : dans ses célèbres Entretiens sur les Contes de Fées (1699), l’abbé de Villiers assure que la vogue des contes de fées ne tient qu’à l’oisiveté et à l’ignorance des femmes : d’ailleurs, a-t-on jamais vu un philosophe s’essayer au conte de fée ? Mais le statut même de la raison est particulier dans le conte : l’enfant en est dépourvu, et l’adulte, dans sa quête mystique ou littéraire d’auteur comme de lecteur, doit s’en défaire pour savourer le conte.
En tout cas, le conte de fée sacralise le héros enfantin, qu’il soit vainqueur ou martyr : se démarquant régulièrement des travaux de Soriano, Yvan Loskoutoff remarque qu’un grand nombre de contes reposent moins sur la revanche du héros que sur la passage de l’humilité à la gloire. La démarche binaire (humiliation-revanche) rend moins bien compte des Contes de Perrault qu’une progression ternaire : la gloire est originelle, elle est dissimulée/elle est révélée. Cette « esthétique du héros miniature » n’est pas sans contrainte : sans vieillir ni grandir, l’enfant doit assumer lui-même sa nature héroïque.
Ainsi le sacré et le profane travaillent de concert à une nouvelle définition du conte de fée.
NB : Yvan Loskoutoff reviendra sur cette littérature « enfantine au sens propre du terme, une littérature à l’état d’enfance » in Francis Marcoin, dir. "L’enfance de la lecture", Revue des Sciences Humaines, n°225, 1992.
Rédaction Marie Musset chargée d’étude