La robinsonnade pour la jeunesse et la question de l’altérité au XIXème siècle
La représentation de l'autre, dans le cadre des récits d'aventures pour la jeunesse porte la marque des contextes idéologiques de production.
Danielle Dubois Marcoin,
MCF Littérature, Université d’Artois
Détachée à l’INRP
intervention, 25 janvier 2008
Joie par les livres-CNLE, Musée du Quai Branly
La robinsonnade pour la jeunesse et la question de l’altérité au XIXème siècle
Le texte source de D.Defoe, Robinson Crusoé (1719), met en scène et interroge la rencontre du « civilisé », autrement dit l’homme occidental, et du « Naturel », dans le cadre de l’aventure en solitaire du naufragé sur une île déserte.
Cette rencontre peut être considérée comme un motif constitutif de la robinsonnade, un genre littéraire qui va se développer dès la fin du XVIIIème siècle au profit de la jeunesse.
Pourtant le traitement de ce motif évoluera selon les époques et les circonstances historiques et politiques, selon l’engagement des auteurs : de l’effacement, l’euphémisation, à l’échange bienveillant ou au contraire l’affrontement brutal, les représentations de cette rencontre et des rapports de forces ou d’amitié qui se lient entre Robinson et l’Autre sont révélatrices des courants idéologiques qui traversent un siècle à la recherche d’un nouvel ordre social au niveau national, et au niveau international du fait de l’entreprise de colonisation.
Elles sont également révélatrices des modèles d’éducation qui sous-tendent ces productions pour la jeunesse.
C’est ce que nous nous proposerons d’étudier.
La robinsonnade, une des formes fondatrices du roman d’aventures pour la jeunesse
La robinsonnade pour la jeunesse provient du détournement opéré par les éditeurs/auteurs pédagogues européens de la fin du XVIIIème siècle du célèbre roman de Defoe. Celui-ci a donné lieu à une multitudes d’adaptations ou de réécritures qui sont autant de récits romanesques éducatifs. Rappelons les propos de Rousseau dans L’Emile (livre III 1762, éd. Pléiade p.239)
Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle(…) C’est Robinson Crusoé. Ce roman débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson près de son île, et finissant à l’arrivée du vaisseau qui vient de l’en tirer, sera tout à la fois l’amusement et l’instruction d’Emile…Je veux qu’il pense être Robinson…Ne doutez point qu’il projette d’aller faire un établissement semblable et l’enfant pressé de faire un magasin pour son île sera plus heureux que le maître pour enseigner.
Au reste, dépêchons-nous de l’établir dans cette île, tandis qu’il y borne sa félicité ; car le jour approche où, s’il veut y vivre encore, il n’y voudra plus vivre seul, et où, Vendredi, qui maintenant ne le touche guère, ne lui suffira plus.
Le texte originel de Daniel Defoe paraît en 1719 à Londres
C’est à 60 ans, en 1719, travaillé par la goutte et gravelle, plus que jamais tenaillé par l’angoisse constante que lui vaut sa position de journaliste et d’agent double politique, pressé de surcroît par sa femme de doter ses trois filles, que Daniel Defoe ouvre la voie du roman moderne, du « novel », avec son Robinson Crusoé.
Dans sa peu gracieuse mais confortable bâtisse de Church-street à Stoke Newington, l’homme vieillissant s’adonne à sa passion horticole au cœur du potager soigneusement enclos d’un mur de briques. Cependant sa retraite éloignée des rumeurs et des agitations de la Cité n’est pas vraiment sereine, les menaces planent, un nouveau séjour à New Gate pour dette est à craindre : aucun refuge ne pourrait le soustraire au destin qui est le sien. Il vit un peu ce que vit Robinson, retranché dans sa forteresse de verdure, dévoré lui aussi depuis l’affaire des cannibales par l’angoisse - et l’espoir en même temps - d’une intrusion soudaine dans son domaine solitaire ; c’est la position parfaitement inconfortable et contradictoire de celui qui se plonge avec délice et terreur dans les turbulences du monde tout en aspirant au calme insupportable de l’isolement, de celui qui entretient un rapport au monde marqué de cette ambivalence, taraudante et en même temps tellement féconde, sur laquelle repose toute l’histoire de la robinsonnade...
Quand il écrit son ouvrage, Daniel Defoe s’inspire de l’aventure du marin Alexandre Selkirk : de récentes publications ont mis le public en appétit de récits de survie en solitaire : en 1718, l’année qui précède Robinson Crusoé, paraît la seconde édition de la Croisière autour du monde de 1708 à 1711 du capitaine Woodes Rogers, ouvrage dans lequel figure le Récit de la manière dont Alexandre Selkirk vécut quatre ans et quatre mois seul dans son île. Chacun connaît l’histoire de ce fameux marin écossais engagé comme maître voilier sur la galère Cinque Ports, une des unités de la flottille commandée par Dampier et partie écumer les mers du sud. A la suite de disputes violentes avec son capitaine, Selkirk avait été abandonné avec tout ce qu’il possédait sur l’île de Juan Fernandez où le bateau avait fait escale pour réparer quelque avarie. Selkirk était demeuré confiant, d’autant qu’il savait que l’île avait déjà été occupée par un solitaire, un Mosquito nommé William, arrivé là en 1681 et recueilli par Dampier en 1684. L’aventure de Selkirk n’était donc pas « originale », première, mais déjà une sorte de réédition : la robinsonnade est toujours une forme de réécriture.
Le malheureux Selkirk dut cependant attendre quatre ans et quatre mois qu’un navire anglais commandé par Woodes Rogers mouillât à l’île Juan Fernandez pour l’aiguade. Deux galères espagnoles étaient bien passées entre temps, mais le marin écossais avait dû se cacher pour échapper à la poursuite de ceux qui ne pouvaient être pour lui que des ennemis. De désespoir et de solitude, il s’était peu à peu laissé gagner par l’abrutissement en dépit des livres emportés sur l’île et de ses activités de pêche et de chasse. L’être qu’aperçut l’équipage de Wood Rogers avait pratiquement perdu l’usage de la parole, il était hirsute et vêtu de peaux de chèvre et « avait l’air plus sauvage que leurs propriétaires originaux »[1]. Toutefois, au bout de quelques jours de commerce avec les hommes du navire, il avait retrouvé son apparence humaine et son comportement d’avant. Voilà du moins comment l’affaire est ici rapportée.
Cette première édition de la Croisière autour du monde date de 1712, mais les parutions relatant l’événement s’étaient aussitôt multipliées : la même année, le capitaine Edward Cooke, un compagnon de Dampier et de Woodes Rogers, avait fait paraître un ouvrage intitulé Voyage dans les mers du sud, où l’on trouvera l’histoire de M. Alexandre Selkirk, comme il vécut et apprivoisa des bêtes sauvages pendant quatre ans et quatre mois de son séjour dans l’île inhabitée de Juan Fernandez.
Un autre essai, toujours sur les aventures de Selkirk, avait été écrit par Steele et paru dans le journal The Englishman le 1er décembre 1713[2]. Le texte est bref, il ne fait que quelques pages, mais l’auteur réussit à y condenser tous les éléments de ce nouveau genre en train de naître, la robinsonnade :
-C’est d’abord l’effroi face à la solitude
-C’est ensuite l’inventaire précis des ressources disponibles, provenant soit du bateau, soit de l’île.
-C’est enfin l’évolution de la situation du solitaire, tout particulièrement sur le plan psychologique. Si les besoins corporels sont satisfaits sans trop de problèmes (une fois les réserves épuisées, il se nourrit provisoirement de coquillages et du produit de la chasse), l’isolement total amène inéluctablement une période d’abattement, de mélancolie.
-Mais cette période est suivie d’un mouvement de réaction, d’un désir de survivre et d’accepter l’épreuve infligée par le destin.
Dans cette relation idéalisée de Steele, le parcours éprouvant de Selkirk se révèle finalement bénéfique. Le marin écossais parvient à gérer son séjour forcé sur l’île avec un réel bonheur. Au bout du compte, il atteint une rare sérénité.
Cette reconstitution sur le mode apologétique efface largement le caractère éprouvant de l’expérience de la solitude contrainte sur laquelle Woodes Rogers insistait largement au contraire.
« A son arrivée à notre bord, il avait tellement oublié sa langue faute d’usage que nous ne le comprenions qu’à grand-peine ; il semblait en effet ne prononcer ses mots que par moitiés »[3].
Inversement, Steele met l’accent sur les bénéfices moraux que le marin tire de la discipline toute érémitique qui a réglé sa vie sur l’île :
« La première fois que je le vis... il y avait dans son expression une forte mais sereine gravité, dans toute sa personne un certain détachement des préoccupations ordinaires comme s’il eût été plongé dans la méditation. Cet homme déplora fréquemment son retour dans le monde qui, en dépit de ses plaisirs, était incapable, dit-il, de lui rendre la tranquillité de sa solitude... .
A la vérité, le matelot irascible ne dut tirer qu’un bénéfice éphémère de ses épreuves : le commerce renoué avec ses semblables le rendit rapidement « plus brutal, plus ivrogne et plus taciturne que jamais», selon les témoignages collectés par Paul Dottin (à qui on doit une excellente biographie de D.Defoe), Michel Tournier s’inspire peut-être de cette autre version dans sa nouvelle La fin de Robinson Crusoé.
On le constate, ces brèves relations des aventures de Selkirk fonctionnent selon deux principes bien distincts, soit celui du compte rendu objectif et laconique tel qu’on en trouve dans les journaux de bord des navigateurs (comme le rapport de Woodes Rogers), soit celui de l’arrangement allégorique édifiant (comme dans l’essai de Steele. Entre la chronique et la fable, Defoe imaginera le novel, c’est à dire le roman à caractère vraisemblable et réaliste, un genre qui trouvera toute son expression au XIXème siècle dans le monde occidental.
Le déplacement n’est pas que générique, et, comme on le sait, Defoe transpose son héros dans un lieu géographique qui concentre alors très concrètement son attention d’économiste et de politique. En effet l’intérêt de Defoe se porte à ce moment-là sur la région de l’embouchure de l’Orénoque, une contrée qui se situe dans la zone mythique de l’Eldorado et qu’avait explorée le marin et homme d’État anglais Walter Raleigh dans le cadre d’un projet de colonisation dans les dernières années du XVIème siècle. C’est précisément en 1719 qu’il adresse à la Compagnie des Mers du Sud un compte rendu du voyage resté sans suite du malheureux Raleigh, impliqué dans une affaire de complot en faveur d’Arabella Stuart et décapité après douze ans de captivité en 1615. Richard West signale même que Defoe revendique, au cours de ces quelques pages, l’honneur d’avoir avec « ce grand homme » un lien de sang.
A la fin du document historique, Defoe ajoute une conclusion personnelle, adressée à la compagnie des Mers du Sud en « suggérant humblement » qu’elle pourrait terminer l’entreprise de Raleigh. Cette attention portée alors aux intérêts financiers et politiques du royaume à entreprendre la colonisation de la Guyane se retrouve, reportée sur un plan romanesque, dans le projet individuel de colonisation de l’île mené par Robinson Crusoé- avec plus ou moins de bonheur et de réelle conviction cependant - le fait est que cette entreprise demeure totalement exclue des préoccupations du marin Selkirk, qui ne s’occupe que de survivre.
C’est peut-être ce déplacement géographique qui lui donne par ailleurs l’idée d’un élément absent de l’histoire de Selkirk, celui de la rencontre d’un naturel qu’il va soustraire aux pratiques cannibales de ses adversaires. Le contrat qu’il passe avec son éditeur londonien, William Taylor, porte sur un ouvrage à cinq shillings, c’est à dire à l’époque un volume d’environ 360 pages, il lui faut nourrir de larges développements. Au moment où il s’engage, l’auteur de Robinson Crusoé n’a toutefois pas encore produit la moindre ligne de son ouvrage ; il a probablement un plan en tête car il est en état de fournir un titre, qui se présente comme un synopsis prometteur : La Vie et les Aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé ; d’York, marin, qui vécut vingt-huit ans tout seul dans une île déserte de la côte américaine, près de l’embouchure du grand fleuve Orénoque, ayant été jeté sur le rivage à la suite d’un naufrage où tout l’équipage périt sauf lui-même. Avec un récit non moins étrange dont il fut délivré par des pirates. Ecrit par lui-même. Londres. Imprimé pour W. Taylor à l’enseigne du Navire dans Pater Noster Row.
On remarquera que le titre ne fait pas mention de la rencontre avec Vendredi, l’idée ayant certainement jailli en cours de rédaction, alors que la matière commençait peut-être à faire défaut... La fin annoncée n’est pas exactement celle du roman : ce ne sont pas les pirates mais le capitaine du navire anglais dont l’équipage s’était mutiné qui permet à Robinson de regagner l’Angleterre.
Quelques rappels sur le déroulement de l’aventure de Robinson Crusoé
-Robinson a dix-neuf ans, il se dirige vers Londres, essuie une horrible tempête. Sitôt celle-ci terminée, ses remords et son idée de retourner au bercail s’évanouissent : il s’embarque cette foi-ci pour la Guinée, fait son apprentissage de la mer et du négoce (p. 17). Il tombe aux mains des pirates de Sallé, est vendu comme esclave, parvient à s’enfuir sur une chaloupe au bout de deux ans en compagnie de Xury, un autre esclave, maure. A deux, ils longent les côtes ouest de l’Afrique, infestées de lions, ont de brefs contacts avec des populations noires bienveillantes.
Robinson croise alors un navire portugais en partance pour le Brésil et qui le prend à son bord. Arrivé en Amérique, il vend sa chaloupe au capitaine portugais, se fait planteur et accroît son capital (p. 39). Au lieu de profiter sagement de sa situation florissante, il se laisse convaincre de repartir sur un navire portugais, pour un voyage secret en Guinée afin d’y faire cargaison d’esclaves. C’est là qu’il essuie un naufrage, irrévocable cette fois-ci, à l’embouchure de l’Orénoque.
-Seul survivant, complètement démuni, saisi d’une « terrible désolation de l’esprit », après avoir couru longtemps « comme un insensé », Robinson passe sa première nuit sur un arbre, le refuge le plus archaïque. Le lendemain, après avoir acquis la conviction qu’il est sur une île et non sur le continent, il aperçoit l’épave du navire et entreprend son fructueux travail de récupération : « J’avais alors le plus grand magasin d’objets de toute sorte qui sans doute eût jamais était ramassé par un seul homme, mais je n’étais pas satisfait encore ; je pensais que tant que le navire resterait à l’échouage, il était de mon devoir d’en retirer tout ce que je pourrais » (p. 56).
Il récupère en plus d’un chien et de deux chats, de la poudre et des fusils, une certaine somme d’argent, une Bible, des livres catholiques et de quoi écrire (p. 65). Il établit le bilan, au sens financier du terme, « comme débiteur et créancier » de sa situation. Il aménage soigneusement son habitation et son magasin dans une grotte, refuge moins primitif et surtout moins précaire que l’arbre, organise le rangement avec la méticulosité d’un boutiquier.
-La robinsonnade débouchera souvent sur l’apprentissage de la prévoyance (faire des réserves), autrement dit de la gestion du temps. Robinson décide de tenir un calendrier afin de « distinguer le dimanche et les jours fériés », c’est-à-dire de respecter le repos dominical, et d’écrire son journal.
Cette entreprise scripturaire est certainement fondamentale dans la prise de pouvoir de Robinson sur son île. C’est, pour reprendre la démonstration de Michel de Certeau, dans L’Invention du quotidien[4], sur la page blanche, lieu isolé et circonscrit, le non lieu du papier, l’inscription d’un texte comme système organisé constituant un autre monde et qui a notamment pour fonction de transformer et maîtriser celui, désespérément amorphe et donc insignifiant, qui lui préexiste :
« De cette pratique structurante, je ne retiendrai qu’un exemple parce qu’il a valeur mythique. C’est l’un des rares mythes dont ait été capable la société occidentale moderne (en effet elle a remplacé par des pratiques les mythes des sociétés traditionnelles) : le Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Le roman combine les trois éléments que je distinguais : l’île qui découpe un lieu propre, la production d’un système d’objets par un sujet maître, et la transformation du monde “naturel”. C’est le roman de l’écriture. D’ailleurs, chez Defoe, l’éveil de Robinson au travail capitaliste et conquérant d’écrire son île s’inaugure avec la décision d’écrire son journal, de s’assurer par là un espace de maîtrise sur le temps et sur les choses, et de se constituer ainsi, avec la page blanche, une première île où produire son vouloir. Il n’est pas surprenant que depuis Rousseau, qui voulait ce seul livre pour son Emile, Robinson ait été à la fois la figure recommandée aux éducateurs “modernes” de futurs techniciens sans voix et le rêve des enfants désireux de créer un monde sans père »[5].
-Robinson entreprend son long travail de transformation de l’espace naturel de l’île, décide d’apprivoiser des chèvres et enfin de cultiver du blé dont il a miraculeusement trouvé quelques épis : à son insu, il en avait laissé tomber quelques grains en secouant un sac qui avait contenu du grain pour les volailles, et ils avaient germé spontanément. C’est un véritable cadeau de la Providence, mais il ne pourra manger de pain que quatre ans plus tard ! (p. 80)
-Un terrible tremblement de terre lui donne l’idée de construire une autre habitation que la grotte afin d’échapper à la crainte de l’enfouissement. Mais peu de temps après, il tombe malade. Il est pris d’un effrayant délire qui est présenté comme une crise salutaire, lui permettant de renouer avec la parole divine et de retrouver le chemin de la foi. Robinson a une apparition, une voix le met brutalement en garde : « Puisque toutes ces choses ne t’ont point porté au repentir, tu mourras ». Sa conscience endormie se réveille, il ouvre la Bible et tombe par hasard sur ces paroles réconfortantes : « Invoque-moi au jour de ton affliction et tu me glorifieras » (Psaume, L. 15). Il retrouve alors le chemin de la prière (p. 98).
Robinson va retrouver la prière et se mettre à bâtir une habitation. C’est le troisième abri après l’arbre et la grotte naturelle.
-En explorant son île, il découvre une délicieuse vallée, un véritable Eden. Il y fera sa maison de campagne, y établira un second domaine, appréciant les plaisirs du propriétaire. « Je descendis un peu sur le coteau de cette délicieuse vallée, la contemplant et songeant, avec une sorte de plaisir secret - quoique mêlé de pensées affligeantes - que tout cela était mon bien, et que j’étais Roi et Seigneur absolu de cette terre, que j’y avais droit de possession, et que je pouvais la transmettre en héritance, aussi incontestablement qu’un lord d’Angleterre son manoir ». La position de Robinson tient évidemment de la revanche par rapport aux regrets de l’auteur, qui éprouvait un réel dépit de ne pas être issu de l’aristocratie à qui reviennent le pouvoir politique et la possession des terres, mais l’abondance de biens est en elle-même réjouissante :
« J’y vis une grande quantité de cacaoyers, d’orangers, de limoniers, de cédrats, tous sauvages [...] les cédrats verts que je cueillis étaient non seulement très agréables à manger, mais très sains » (p. 101).
Dans cet univers de labeur qu’est l’île, le solitaire éprouve un autre plaisir à s’octroyer un lieu où il puisse « s’isoler » de son univers quotidien, se mettre en marge, en vacance, lui qui est déjà seul. Il s’agit bien du lieu de l’aristocratique otium, d’une parenthèse qui permet d’échapper aux obligations du négoce, autrement dit l’obligation roturière de travailler pour subsister, contrainte qui renvoie directement au contexte historique d’un capitalisme naissant. Dans l’ensemble des robinsonnades, ce lieu se caractérise par sa luxuriance paradisiaque, sa richesse naturelle qui dispenserait presque l’homme du travail. Des sources claires y chantent. Comme dans l’Eden d’avant la faute, il y règne généralement une grande sérénité, les animaux y vivent en totale harmonie. C’est le cœur même de l’île, l’endroit sacré, le naos, le lieu d’extase et de la plus grande proximité avec Dieu.
C’est aussi le lieu où vivre selon les lois de la nature, les loi du « Naturel ».
-A côté de cet intervalle quasi atemporel, le contrôle du temps et de l’espace, se poursuit. Tout ceci va contre la solitude et suppose l’usage de la parole. Ainsi Robinson apprivoise-t-il un perroquet, c’est-à-dire un animal susceptible de lui renvoyer sa propre parole.
Il pratique en effet l’élevage et la culture et parvient enfin à faire son pain.
La fabrication du pain marque bien entendu une étape importante dans le parcours du naufragé : signalant une réussite technologique, largement soulignée dans le texte, elle revêt également un caractère symbolique religieux évident, le pain étant le symbole de communion de tous les chrétiens. Il s’agit d’un motif emblématique des civilisations considérées comme avancées, très fréquemment repris dans les robinsonnades.
- Pensant avoir aperçu des terres au loin, Robinson se construit une embarcation pour aller les visiter, sans songer au problème de la mise à l’eau : sa barque est trop lourde pour être tractée jusqu’au rivage, il devra refaire une petite pirogue. Il s’agit là d’une imprévoyance assez étonnante chez un être que les épreuves ont doté d’une certaine prudence par ailleurs. Cette erreur s’apparente aussi à un acte manqué, comme si le temps d’aller ailleurs n’était pas encore venu.
Peu à peu, Robinson se résout à sa vie sédentaire, s’adonne à l’artisanat, ses deux domaines deviennent prospères, ses fortifications sont solides (p. 152).
-Cette stabilité est dérangée lors d’une promenade à l’autre bout de l’île, quand il trouve l’empreinte d’un pied humain sur le sable. Sa première réaction est vive. Epouvanté, il pense d’abord à une manifestation du diable : Defoe, en tant que puritain, devait croire au diable et à ses manifestations. Mais il rejette cette hypothèse, après raisonnement :
« il n’aurait pas été assez simple pour laisser un vestige [...] sur du sable où la première vague de la mer et la première rafale pouvait l’effacer » (p. 155).
Mais l’idée des sauvages ne l’horrifie pas beaucoup moins. Horreur des sauvages ou de tout être humain ? Il se retranche, terrorisé, dans son « château », s’abîme dans ses réflexions et en vient à se reprocher son comportement contradictoire, son manque de confiance et en même temps son impuissance à comprendre :
« Quel guillochis œuvré par la Providence que la vie de l’homme ! Par combien de voies secrètes et contraires les circonstances diverses ne précipitent-elles pas nos affections ! ... Moi, banni de la société humaine, seul, entouré par un vaste Océan, retranché de l’humanité et condamné à ce que j’appelais une vie silencieuse... moi pour qui la vue d’un être de mon espèce aurait semblé un retour de la mort à la vie... je tremblais à la seule idée de voir un homme, et j’étais prêt de m’enfoncer sous terre à cette ombre, à cette apparence muette qu’un homme avait mis le pied dans l’île ! » (p. 155)
Ce motif de la trace de pied sur le sol, qui cristallise la hantise de l’intrusion dans le domaine de sécurité qu’est l’île, dans la cache en quelque sorte, renvoie à la posture toujours limite qu’occupe Robinson (Defoe) par rapport au monde : toujours caché et sur le point d’être découvert, toujours retranché et désireux en même temps de maintenir le contact avec l’autre, avec l’univers. Entre hantise et désir de l’accident providentiel, c’est là que se situe le héros, sur la plage de sable, limite meuble entre l’eau et la terre, entre le dedans et le dehors, entre le circonscrit et l’infini, où tout peut s’imprimer et s’effacer à la fois.
« Un jour vers midi, comme j’allai à ma pirogue, je fus excessivement surpris en découvrant le vestige d’un pied nu parfaitement empreint sur le sable [...] j’y retournai encore pour m’assurer s’il n’y en avait pas quelqu’autre, ou si ce n’était point une illusion ; mais non, le doute n’était point possible : car c’était bien l’empreinte d’un pied, l’orteil, le talon, enfin toutes les parties d’un pied » (p. 153).
Cette marque présente l’invraisemblable netteté d’une vision, et sa définition sur le sable est d’une précision incroyable autant que sa permanence : après s’être d’abord claquemuré, Robinson sort et finit par retrouver la trace apparemment intacte, six jours plus tard. « Lorsque j’en vins à mesurer la marque, je trouvai qu’elle était de beaucoup plus large que mon pied » (p. 158).
-C’est bien la marque de l’intrusion de l’Autre, l’inscription de l’effraction et la béance dans l’univers clos de l’île. Ainsi, l’île apparaît avant tout comme le rêve d’une pause provisoire dont l’intérêt majeur est d’être menacée par la dynamique de l’existence ; la position de patriarche comblé risque en effet d’y devenir mortifère dans la durée. Le repli immobile dans l’îlot de solitude n’a de sens que s’il est travaillé par l’aspiration à la perturbation. Les petits lecteurs ne s’y tromperont pas et recevront sur un mode jubilatoire ce que Daniel Defoe énonce sur celui de la crainte et de la conscience douloureuse.
Durant deux ans, Robinson s’efforce de consolider ses fortifications, de se protéger. S’étant décidé à retourner à l’extrémité de l’île, le solitaire y trouve le sol jonché de cendres et d’ossements, et comprend qu’il s’agit des restes d’un festin de cannibales.
-D’abord révolté, et prêt à les exterminer, il renonce, sauf situation de légitime défense, à se faire le bourreau d’hommes dont Dieu a permis les horribles crimes tout en le remerciant de l’avoir fait « naître dans une partie du monde étrangère à d’aussi abominables créatures » (p. 163). Il poursuit sa réflexion : « il n’était pas juste de les assaillir ; c’eût été justifier la conduite des Espagnols et toutes les atrocités qu’ils pratiquèrent en Amérique où ils ont détruit des millions de ces gens, qui, bien qu’ils fussent idolâtres et barbares, et qu’ils observassent quelques rites sanglants... n’étaient pas moins de fort innocentes personnes par rapport aux Espagnols » (p. 169).
Cette dénonciation de l’extermination opérée par les Conquistadores, peu appréciée des lecteurs et des éditeurs catholiques du XIXème siècle, a eu tendance à être quelque peu occultée des textes. Le même type d’attaque se retrouve lorsque Robinson entreprendra d’éduquer et de christianiser Vendredi. Robinson apprend à Vendredi à parler, à se nourrir et à s’habiller comme un Européen, et le dissuade de s’adonner au cannibalisme : en effet, Vendredi voulait déterrer et manger les deux Naturels ennemis qui avaient été tués par son sauveur au cours de la poursuite effrénée. C’est l’entreprise de christianisation : il lui présente les Ecritures Saintes, tout en s’enquérant de la religion du jeune sauvage. Robinson reconnaît tout le bénéfice qu’il tire lui-même de l’enseignement religieux dispensé à son élève, et de la lecture de l’Ancien Testament et des Evangiles, dénonçant l’imposture des prêtres sauvages, vieillards qui s’autorisent seuls à parler directement à Dieu, à l’image des prêtres catholiques :
« Je lui demandai s’il était jamais allé lui parler. Il me répondit que non ; que les jeunes gens n’y allaient jamais ; que personne n’y allait que les vieillards, qu’il nommait leurs Oowookakée, c’est à dire, je me le fis expliquer par lui, leurs religieux ou leur clergé, et que ces vieillards allaient lui dire : O ! - C’est ainsi qu’il appelait faire des prières -, puis que lorsqu’ils revenaient ils leur rapportaient ce que Benamuckée avait dit. […] Je remarquai par là qu’il y a des fraudes pieuses même parmi les plus aveugles et les plus ignorants idolâtres du monde, et que la politique de faire une religion secrète, afin de conserver au clergé la vénération du peuple, ne se trouve pas seulement dans le catholicisme, mais peut-être dans toutes les religions de la terre, voire même celles des sauvages les plus brutes et les plus barbares » (p. 211).
Cette autre dénonciation des papistes sera évidemment un point de crispation supplémentaire pour les lecteurs ou éditeurs catholiques en France au XIXème siècle, notamment aux moments où les protestants lancent des campagnes de distribution de Bibles et dénoncent l’usage du latin destiné selon eux à réserver au seul clergé l’accès à la parole sacrée, faisant du prêtre l’intercesseur obligé entre Dieu et les hommes.
Mais cette façon de charger les Espagnols, ennemis héréditaires de l’Angleterre, rejoint aussi un propos déjà ancien sur le cannibalisme et qui se veut tout empreint de relativisme. On peut le rapprocher de celui tenu par Montaigne dans le chapitre XXXI du premier livre des Essais et qui a largement contribué à modeler les représentations des Européens lettrés sur les Caraïbes : on s’en souvient, il s’était rendu à Rouen, en 1562, pour y rencontrer des « cannibales du Brésil ». Il fait d’abord une description très flatteuse du mode de vie de cette société qu’il présente comme très proche de l’état d’innocence naturelle, très proche en fait des peintures mythiques des naturels, traditionnelles de l’antiquité gréco-latine (il cite Sénèque et Virgile), Il en vient ensuite à la pratique du cannibalisme dont il décrit par le menu le rituel, insistant beaucoup sur le courage des prisonniers vaincus Après avoir évoqué les exactions particulièrement cruelles des Portugais à l’encontre des cannibales, il conclut : « Je pense qu’il y a plus de Barbarie à manger un homme vivant qu’un homme mort, à déchirer par tourmens et par geénes un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement leu, mais veu de fraische memoire, non entre les ennemis anciens, mais entre voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous pretexte de piété et de religion), que de rostir et manger après qu’il est trespassé ». Et il poursuit par quelques précisions pittoresques sur la bravoure des prisonniers
Dans l’histoire des réécritures, le motif du sauvage cannibale est particulièrement sensible et connaîtra lui aussi d’abondantes déclinaisons. Il pourra par exemple être traité sur le mode goguenard : c’est le motif du prisonnier blanc que les sauvages gavent des nourritures les plus riches en vue de s’en repaître le moment venu, comme dans Robert Robert de Louis Desnoyers ; celui qui est en passe de se retrouver dans la marmite est généralement un personnage caricatural et ridicule, qui finit toujours par se tirer d’affaire miraculeusement au terme d’angoisses effroyables. Le motif peut aussi assez fréquemment disparaître dans la mesure où les auteurs considèrent qu’il dépasse l’entendement et la sensibilité des jeunes lecteurs.
-Une nuit, il fait le rêve prémonitoire qu’il sauve un Naturel sur le point d’être mangé et que celui-ci l’aide ensuite à rejoindre le continent. L’impatience de voir débarquer des sauvages le gagne, ses intentions à leur égard ne sont pas véritablement généreuses, à ce moment-là : « Alors je me figurais même que si je m’emparais de deux ou trois sauvages, j’étais capable de les gouverner de façon à m’en faire des esclaves, à me les assujettir complètement et à leur ôter à jamais tout moyen de me nuire. Je me complaisais dans cette idée, mais toujours rien ne se présentait » (p. 196). Ce n’est que plus d’un an et demi après que son rêve se réalise. Les cannibales débarquent à nouveau avec des prisonniers.
Robinson ne tient plus vraiment à se procurer des esclaves et parle désormais de serviteur ou même d’ami :
« Mon esprit conçut alors avec feu, et irrésistiblement que l’heure était venue de m’acquérir un nouveau serviteur, peut-être un camarade ou un ami, et que j’étais appelé par la Providence à sauver la vie de cette pauvre créature » (p. 198).
L’heure est donc venue de renouer avec un autre être humain. Il arrive que Robinson éprouve quelque doute à l’égard de la loyauté de son compagnon, mais c’est pour avouer aussitôt son remords et son repentir.
Michel Tournier reprend largement cette dénonciation dans Vendredi ou la vie sauvage et fait basculer radicalement la relation entre les deux hommes dans le sens que l’on sait, puisque après l’explosion de l’entrepôt de poudre et l’anéantissement de l’univers occidental reconstitué avec tant d’entêtement par le naufragé, c’est le modèle de la vie sauvage, du moins telle que Tournier la représente, qui prévaut sur l’île. Cette inversion des valeurs et des hiérarchies entre Occidentaux et Naturels est évidemment inconcevable pour les mentalités européennes du début du XVIIIème siècle, notamment dans une perspective réaliste. On ne peut pas dire non plus que Defoe se réfère dans son roman au mythe du bon sauvage. Disons que son héros s’apprête en toute bonne conscience, une bonne conscience d’européen persuadé de la supériorité de sa civilisation, à faire œuvre d’éducation auprès de la pauvre créature que la Providence a bien voulu lui envoyer et dont elle a permis l’existence, comme cela a déjà été dit précédemment.
Tout heureux de l’avoir tiré des griffes des cannibales, Robinson entreprend immédiatement l’éducation de son domestique auquel il s’attache rapidement. Il en fait du reste un portrait physique et moral assez flatteur, un peu dans la tradition des descriptions, qui se veulent objectives et bienveillantes, des découvreurs de nouveaux peuples dans les relations de voyage :
« C’était un grand beau garçon, svelte, et bien tourné et à mon estime d’environ vingt-six ans[6]. Il avait un bon maintien, l’aspect ni arrogant ni farouche et quelque chose de très mâle dans la face ; cependant il avait aussi toute l’expression douce et molle d’un Européen, surtout quand il souriait. Sa chevelure était longue et noire, et non pas crépue comme de la laine. Son front était haut et large, ses yeux vifs et pleins de feu. Son teint n’était pas noir, mais très basané, sans rien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond des Brésiliens, des Virginiens et autres naturels de l’Amérique ; il approchait plutôt d’une légère couleur d’olive foncée, plus agréable en soi que facile à décrire. Il avait le visage rond et potelé, le nez petit et non pas aplati comme celui des Nègres, la bouche belle, les lèvres minces, les dents fines, bien rangées et blanches comme ivoire » (p. 200).
Il s’agit là du portrait tout à fait stéréotypé d’un Caraïbe, tel qu’on en retrouvera encore pendant longtemps dans la littérature d’aventure. Cette description s’apparente beaucoup à celle que l’on trouve, au moment de la première rencontre des Espagnols avec les Indiens Caraïbes, dans le journal de bord de Christophe Colomb, revu et résumé par Bartolomé de Las Casas, le fils d’un des compagnons du grand navigateur. Daniel Defoe connaissait cet illustre défenseur des Indiens, il possède dans sa bibliothèque L’Histoire des Indes Occidentales (édition de Lyon, 1642) que le dominicain écrivit en 1567, lors d’un de ses retours d’Amérique en Espagne. Las Casas y vante les charmes du pays et les qualités des habitants, dénonce les abus du gouvernement colonial, de l’« encomienda » (droit de bénéficier des corvées ou du tribut fournis par les Indiens) et la cruauté des conquistadores. Ces écrits avaient-ils inspiré à Montaigne son respect pour les Amérindiens? Quoi qu’il en soit, l’abbé Grégoire rendit hommage à Las Casas, à l’Institut de France, le 22 floréal an VIII en ces termes : «Les amis de la religion, des mœurs, de la liberté et des lettres doivent un tribut de respect à la mémoire de celui qu’on nommait l’ornement de l’Amérique et qui, appartenant à l’Espagne par sa naissance et à la France par son origine, peut être à juste titre nommé l’ornement des deux mondes ». La question du devoir d’humanité envers les « sauvages » et du respect de leur civilisation spécifique se trouve ainsi posée par les philosophes européens au moment des grands voyages de découvertes (comme dans le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, publié en 1796), mais elle est vite recouverte par les réalités politiques et économiques des pays conquérants.
Elle constitue un point problématique dans la production pour la jeunesse au XIXème, et aura bien souvent tendance à être éludée d’une manière ou d’une autre, mais qu’il s’agisse de textes pour adulte ou pour enfant, l’insulaire de ces régions et plus largement l’Indien d’Amérique restera traditionnellement mis en valeur au détriment de l’Africain, dans les discours empreints de racisme de beaucoup de romans d’aventure du XIXème siècle[7].
-Quant à Vendredi, il se montre, dans la fiction romanesque, plein de reconnaissance à l’égard de son sauveur. Il souhaite même que son maître parvienne jusqu’à sa tribu, pour faire connaître aux siens les bienfaits de la civilisation et de la religion européennes :
« Vous faire grande quantité beaucoup bien, vous apprendre sauvages être hommes bons, hommes sages, hommes apprivoisés ; vous leur enseigner connaître Dieu, prier Dieu et vivre nouvelle vie » (p. 221).
Il s’agit là de l’énoncé sans détour des programmes missionnaires, tels qu’ils iront en se développant chez les pasteurs anglais en ce début du XVIIIème siècle, notamment en Polynésie : si les missions catholiques, en particulier jésuites, s’exercèrent en Orient et en Amérique du sud dès le XVIème siècle, les missions protestantes connurent leur expansion au XVIIIème et surtout au XIXème siècle. La première des sociétés de mission britanniques, la Société pour la propagation de l’Evangile, est fondée à Londres en 1701 : les allusions à ces entreprises de propagation de la foi ne manqueront pas de se multiplier dans la littérature enfantine.
Mais la fiction se montrant moins linéaire que ces programmes, le projet d’évangélisation tourne court au travers d’une accélération de l’intrigue qui porte l’intérêt sur un plan militaire, contre les mutinés espagnols, et permet à Robinson de quitter l’île. Robinson, accompagné de Vendredi, du capitaine et de quelques marins repentis, quitte l’île le 19 décembre 1686,retournera sur son île. Il y fait venir des artisans et des femmes, y apporte de quoi aider à l’installation d’une colonie : des outils, des semences, des armes. L’épreuve de la solitude sur l’île, qui fait le corps même de la première partie, est donc bien terminée. Les aventures à venir seront de toute autre nature.
Le traitement de la rencontre de l’autre dans la robinsonnade pour la jeunesse au XIXème siècle
La rencontre de l’autre : de l’effacement à l’euphémisation vers la reconnaissance plus ou moins bienveillante.
Dans le parcours robinsonnien, la question de la solitude, de la pénitence et du rachat débouche, dès l’origine du genre, sur la charge d’éducation et d’évangélisation.
Dans les robinsonnades ultérieures destinées à la jeunesse, les jeunes robinsons eux aussi se retrouveront fréquemment en situation d’élever et d’éduquer sur le plan moral et religieux des « Naturels », mais il s’agira la plupart du temps de petits enfants arrachés à leurs parents par les événements. Ces plus petits leur renvoient alors une image éclairante d’eux-mêmes et les amènent en même temps à exercer et cultiver leurs responsabilités : dans ces textes, davantage encore que dans le texte d’origine, l’entreprise d’éducation d’autrui est présentée comme une occasion bénie de perfection de soi.
Avant l’affirmation de l’entreprise coloniale française, la question de la rencontre de l’Autre, du Naturel, va d’abord être traitée avec une certaine forme de circonspection, comme nous allons le voir à travers divers exemples, comme s’il fallait préserver le jeune lecteur d’une exposition à l’étrangeté, mais je commencerai par évoquer une des premières réécritures pour la jeunesse, écrite en langue allemande par Campe (directeur d’un philanthropinium) en 1779, Robinson der Jungere, et qui fut rapidement traduite en français.
Cette réécriture allemande précoce se distingue assez nettement des robinsonnades françaises qui vont se développer au début du siècle suivant.
Notons tout d’abord que le dispositif énonciatif y est particulièrement contraint : le narrateur est un précepteur qui raconte chaque soir à ses élèves un épisode des aventures du jeune Robinson, qu’il entrecoupe de ses réflexions morales ou scientifiques. Il répond aux questions posées par ses jeunes auditeurs. Il s’agit bien de fixer d’avance le protocole de lecture du récit, le modèle de sa réception et sa glose mutuelle.
Dans ce récit qui se déroule sur 31 soirées, découpé en trois parties.
-Le jeune robinson (un Hambourgeois) est d’abord seul dans son île et parfaitement démuni,
-puis il est amené à sauver la vie d’un Naturel menacé d’être dévoré, il peut alors profiter du savoir-faire de son compagnon, qu’il entreprend de convertir La vie sur l’île se déroule de façon assez joyeuse.
-enfin, un navire vient à faire naufrage aux abords de l’île. Les deux enfants découvrent, dans l’épave désertée par son équipage une foule d’objets qui relèvent de la technologie occidentale, des vêtements, des fusils :
« depuis ce jour Vendredi conçut-il une haute idée des Européens, et il se passa plusieurs jours avant qu’il régnât entre son maître et lui la même familiarité qu’auparavant, tant Robinson lui inspirait de respect… »
On comprendra plus tard que le navire était un négrier, mais une fois l’odieux trafic dénoncé, Campe peut faire triompher sur son île la civilisation européenne.
Après dix ans passés sur l’île, Robinson retournera à Hambourg en compagnie de Vendredi et tous deux se feront apprentis menuisiers.
Un siècle après l e roman de Defoe, la réécriture de Defoe se présente un peu comme une négociation entre le devoir de reconnaissance et de respect pour la civilisation des Naturels et la conviction de la supériorité de la civilisation occidentale et de son développement technologique : dans une société en voie d’industrialisation, le robinson est avant tout « industrieux » (c’est le titre d’une réédition pour la jeunesse du texte de D. Defoe à l’usage des écoles).
Une première génération de Robinsons s’inscrit dans l’entreprise de restauration du régime mis à mal par la Révolution.
Dans les robinsonnades françaises qui suivront, en gros jusqu’à la fin des années 30, la rencontre avec le Naturel sera largement édulcoré et même effacée. Il faut dire que jusque là, la production de romans d’aventures pour la jeunesse va surtout être une affaire de femmes en France. Il faut dire également que la société, celle des nantis qui constitue le lectorat de cette production, est à la recherche de la reconstruction du sentiment de sécurité et de pouvoir largement ébranlé par les événements révolutionnaires, ce qui explique en partie la tendance au repli sur l’espace domestique de l’aventure robinsonnienne, sachant que celui-ci s’inscrit avant tout peut-être dans la droite ligne du rousseauisme.
-Le cas du Robinson suisse
C’est Mme de Montolieu qui va, à travers sa traduction aménagée du Robinson Suisse ou le journal d’un père de famille naufragé avec ses enfants écrit en langue allemande en 1813 par le pasteur suisse Johann Rudolph Wyss, affirmer pour un certain temps le processus de domestication de l’aventure robinsonnienne. Avant d’être un roman d’aventures, l’ouvrage est avant tout la mise en récit d’un projet d’éducation se réalisant dans l’espace domestique ( constitué par le couple parental et les quatre fils) reconstitué, du fait d’un naufrage, dans une île parfaitement inhabitée, mais pourvue de toutes les richesses naturelles, en flore et en faune, que la terre puisse compter. La fiction romanesque se constitue donc en ouvrage d’histoire naturelle dans la lignée de l’encyclopédisme des Lumières. Le modèle est bien celui des physiocrates de la fin du XVIIIème, et finalement l’aménagement de l’île rappelle le projet de développement du domaine de Clarens dans la Nouvelle Héloïse : sur cette île, il ne s’agit pas de se contenter de survivre et de prospérer uniquement grâce à la cueillette et à la chasse, mais bien de développer dès que possible un minimum d’industrie, à partir des outils et pièces de machines récupérées sur l’épave du navire, afin d’amener les transformations et le rendement dignes d’une entreprise digne d’une société avancée…
Je citerai un exemple emblématique, celui du sagou.
Un des fils, féru d’histoire naturelle, a repéré le sagoutier, cet arbre dont les habitants de Céram tirent le plus grand profit pour leur alimentation.
La mère, ravie de la découverte du fils, invite le père à recueillir cette précieuse pâte, mais c’est pour la transformer en vermicelles :
« Ma femme nous promit de nous préparer un plat assaisonné de fromage de Hollande, à l’instar du macaroni à la napolitaine. »
C’est avec moins de fantaisie et plus de brutalité que Mme Bruno évoquera ce même sa