Cartographie des mondes invisbles
De Mme Bruno à Selma Lagerlöf puis François Place, la littérature de voyage pour la jeunesse à travers des mondes réels ou inventés dresse une cartographie des contextes historiques, politiques et culturels qui les produisent.
Danielle Dubois Marcoin
MCF Université d’Artois
INRP
Les Voyages imaginaires de François Place
Journée d’étude : « Si loin, si proche :voyages imaginaires dans la littérature pour la jeunesse et alentour »
Mercredi 23 mai, Bibliothèque de Valenciennes
De Selma Lagerlof à François Place, la cartographie des mondes invisibles dans la littérature de jeunesse, une affaire de contexte historique
La géographie et la mise en récit des savoirs, une affaire d’école et de littérature à la fin du XIX° siècle en France
La carte de géographie à l’école
La carte de géographie est un élément important du matériel scolaire à l’école de la troisième République : nous citerons l’article « géographie » du dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson (1° édition, 1882-84) (un article important de neuf pages en deux colonnes de Fr.Scrader). Comme on le sait, le renouvellement de l’apprentissage de la géographie est devenu un enjeu capital : « Deux causes, l’une particulière à la France, l’autre plus générale, ont attiré l’attention publique et les efforts des pédagogues sur la géographie. La première cause[…], c’est la guerre de 1870. Il nous est resté de nos désastres, outre la douleur, un certain sentiment d’humiliation : l’étranger était géographiquement mieux préparé à envahir notre sol que nous à le défendre[…] »
La seconde cause :
« Depuis que l’homme habite la terre, il s’était établi entre la planète et lui des rapports de toute sorte qui faisaient partie de son existence physique et morale. Ces rapports se sont brusquement modifiés depuis le commencement du dix-neuvième siècle. L’homme a acquis des moyens de locomotion qui ont fait de lui en quelque sorte un être tout nouveau (l’accroissement de la motilité entraîne celui de la mobilité de pensée).Ces nouvelles conditions de vie nous obligent à apprendre la géographie, et surtout la géographie physique ; et cette obligation n’existe pas seulement pour nous français et pour la géographie de notre patrie, mais pour tout homme et pour la géographie de la terre entière. »
Dans l’article, une attention toute particulière est portée aux cartes : on distingue les cartes murales « qui sont faites pour être vues de loin » et qui donnent une vue d’ensemble et les cartes d’atlas « celles qui sont faites pour être vues de près », qui entrent dans le format du manuel et que l’élève peut consulter individuellement. Celle-ci est plus détaillée, « elle ne doit pas craindre d’être plus chargée. Elle est faite pour être étudiée de près, à tête reposée, comme une feuille d’informations. L’aspect physique du pays qu’elle représente devra y être indiqué avec justesse, mais avec sobriété, et sans jamais écraser sous les traits physiques les noms des différents accidents physiques, ou sous les limites politiques les différentes dénominations politiques. La cartes d’atlas devra être plutôt délicate et explicite jusque dans les détails. »
L’article s’attarde sur la symbolique des couleurs complétées par des hachures signalant le relief.
Si on met en rapport cet article avec un autre du même dictionnaire, « imagerie », on a un peu l’impression qu’il existe le même rapport dimensionnel et fonctionnel entre la carte murale et la carte d’atlas qu’entre le vitrail de la cathédrale et l’image pieuse glissée dans le missel, la première orientant vers la vénération partagée, la seconde vers la méditation individuelle, intime et prolongée à volonté, celle qu’on développe « à tête reposée ».
Aujourd’hui encore la carte de géographie a son importance à l’école : c’est l’utilisation des cartes murales qui justifie l'existence de classes spécialisées d’histoire/géographie dans les établissements du second degré, le professeur de français pouvant quant à lui transporter ses livres dans son cartable et le professeur de mathématiques son équerre, sa règle et son compas sous le bras pour passer d’un cours à l’autre.
La carte de géographie dans la littérature
Dans la littérature et plus précisément dans les romans d’aventures pour la jeunesse du XIX° siècle, la carte est sensée aider le lecteur à suivre l’itinéraire parcouru par le héros et les éditeurs lui attachent une réelle importance : sur la page de garde figure bien souvent le nombre de cartes, au même titre que le nombre de gravures illustratives.
Elle est illustration, notamment quand elle est conçue à mi-chemin entre la topographie rigoureuse (type carte IGN d’aujourd’hui) et la représentation en plan d’où semblent surgir , par un effet de troisième dimension et dans un système qui s’apparente un peu à celui de la perspective cavalière, les montagnes, les forêts, ou autres éléments pittoresques : c’est le choix que retient François Place dans L’atlas des géographe d’Orbae comme on le constate par exemple pour la carte du « Pays de la Rivière Rouge » qui illustre l’annonce de notre journée d’études. Du fait des codes de couleur, des tracés estompés des reliefs ou des abysses, la carte installe à la fois un effet de réel et de merveilleux : elle entraîne au voyage, le préfigure ou l’accompagne. Jamais la voix du GPS ne remplacera la carte Michelin, à partir de laquelle on peut méditer, presque comme sur une image pieuse, le voyage à venir ou celui qu’on ne fera que rêver. Les images aident à croire en ces mondes dont on n’est pas certain qu’ils existent, elles permettent d’avoir foi en ces mondes, comme le suggère André Dhôtel dans son roman Le Mont Damion. Le récit commence sur la découverte par Fabien, un adolescent assez fantasque, de trois images d’apparence insignifiante mais qui l’entraînent à partir en quête d’êtres et de lieux sur lesquels il est seul à porter un regard à la fois singulier et bienveillant : « Pourquoi gardait-il cette image ? […] Pourquoi garde-t-on aussi des images pieuses ? On veut sans doute simplement marquer que quelque chose existe qu’on ne croirait pas. » (p.62, édition Phébus, Libretto 2006). L’image et la carte, dans leur fixité, sont des signes, des appels à déployer les infinis possibles de ces pays où l’on n’arrive jamais mais qu’on habite parce qu’ils nous habitent.
La carte géographique a donc le pouvoir de faire basculer dans le rêve d’aventures, elle fait partie intégrante de la fiction d’aventure : que l’on songe à la fameuse carte de l’île au trésor.
Dans son jeu entre pure abstraction des lignes renvoyant aux contours des terres ou aux méandres des cours d’eau , entre représentation symboliquement imagée et plus ou moins allusive (selon les codes iconiques employés) des éléments occupant les territoires définis par ces lignes, et enfin entre poésie des toponymes, la carte de géographie est un puissant déclencheur d’imaginaire. Véritables grimoires des mondes qu’elles organisent ou qu’elles inventent, elles agissent comme des condensateurs de rêveries.
Celles qui subliment cet appel au basculement dans l’ailleurs sont probablement les cartes qui ménagent des trous, des blancs frappés des caractères énigmatiques terra incognita. Fred a fait un merveilleux usages de ces trouées graphiques que constitue la succession des lettres composant océan atlantique à partir desquelles s’opère la chute dans des mondes toujours plus étranges, lointains souvenirs des antiques angoisses des marins à l’époque où la rotondité de la terre n’était pas encore une évidence : que l’on pense à celles qui habitaient les compagnons de Christophe Colomb, par exemple.
La mise en récit des savoirs
En complément à la carte, le dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson préconise un autre dispositif pédagogique : « raconter la géographie ».
Plus précisément encore, il s’agit de raconter « les choses » et non seulement de réciter la nomenclature ; même s’il n’est pas question de faire abstraction de la mémoire, il convient, selon l’article, de dépasser la simple mémoire des noms sur laquelle reposait jusque là l’enseignement :
(p.115) "Nous ne croyons pas que cette méthode (la méthode de la récitation) soit bonne. Il vaut mieux, pour nous servir d’une expression plus usitée, « Raconter la géographie » et la faire raconter à l’enfant…Avec de très jeunes enfants, le maître indiquera à peine les rapports de cause à effet qui dépassent ordinairement le niveau d’une intelligence naissante ; il s’appuiera ... sur les descriptions et fera comprendre, autant que possible par des images, par des formes sensibles, et chaque fois que possible par la vue des objets-mêmes et par des exemples familiers, les différentes notions de géographie. » (selon M.Levasseur)
Elisée Reclus, cité dans le même article, précise :
« L’élève a son ardoise devant lui : il est bon qu’il en connaisse les dimensions, mais il est plus important qu’il sache ce que c’est, et voilà que l’instituteur parle des carrières et des montagnes stratifiées, et des eaux qui ont déposé des molécules terreuses…il est assis sur un banc, le banc a trois mètres de long, je le veux bien, mais ce banc est en chêne, -et nous parcourons en imagination les grandes forêts de France - ou en sapin, et nous voici dans les montagnes de Norvège. Et que de voyages, d’excursions dans l’espace, de conversations amusantes sur les pierres et les clous des maisons, sur les fleurs du jardin et le ruisseau du village. La géographie vient en même temps, mais sous une forme vivante. »
Partir du regard sensible porté sur les « choses » empruntées à la proximité immédiate, comme les pierres des maisons du village, est un principe qui rappelle l’importance accordée à la leçon de choses par Mme Pape Carpantier, fondatrice de l’école normale maternelle en 1848 (Histoire de la leçon de choses pour les enfants 1858), mais encore faut-il compléter ce regard par une conversation éclairée et documentée par le maître.
La conversation éducative, c’est exactement le dispositif énonciatif qui sous tend l’ouvrage de Mme Bruno (speudonyme de Mme Fouillée), Francinet, destiné au cours moyen supérieur et paru en 1869 : c’est le bienveillant directeur d’une manufacture de tissu où le jeune Francinet entre en apprentissage qui va se charger d’éclairer le jeune garçon, qu’il a entrepris d’éduquer, sur la géographie du monde.
Quelques années plus tard, en 1877, Mme Bruno signait un autre roman scolaire géographique et plus largement interdisciplinaire, bien plus connu , Le tour de la France par deux enfants. Devoir et Patrie.
Livre de lecture courante avec 212 gravures instructives pour les leçons de choses et 19 cartes de géographie, édité par la Librairie classique Eugène Belin.
Sept ans après la défaite de Sedan, la fiction réaliste fonctionne comme une actualisation de la leçon de géographie : les pas du héros dessinent la carte et opère de façon plaisante la mise en récit des savoirs concernant le territoire national. Comme on s’en souvient, en 71 chapitres assez brefs, les deux frères Volden, de jeunes orphelins exemplaires André 14 ans et Julien 7ans, quittent secrètement la ville de Phalsburg en Lorraine (alors passée à l’Allemagne) dans le but de rejoindre un oncle à Marseille. Leur voyage sera plus ou moins mouvementé selon les cas : ils connaîtront un incendie dans une ferme d’Auvergne, une tempête et un naufrage avant de débarquer à Dunkerque, et ce sera à chaque fois pour André et le petit Julien une occasion de faire preuve d’un courage et d’un sang-froid remarquables ; chaque étape du tour sera naturellement prétexte à l’observation de l’espace physique et humain (renvoyant à l’économie industrielle et commerciale, à l’agriculture), au rappel des grands hommes qui ont marqué notre histoire et à des leçons de morale individuelle et citoyenne.
Chaque chapitre est agrémenté de plusieurs gravures en vignettes accompagnées d’une légende qui permet de dispenser des éléments de savoirs synthétiques précis et quelque peu décrochés du récit, de portraits et d’une carte départementale : ainsi des pages 255 à 263, les départements du Nord et du Pas de Calais sont-ils présentés à partir de l’éloge de l’essor industriel:
"Julien fut envoyé faire quelques commissions à travers Lille : il revint émerveillé du mouvement qu’il avait vu partout, et du bruit des grandes filatures dont on attendait en passant siffler les machines à vapeur."
On y présente le grand homme local, en l’occurrencel’inventeur de la machine à filer le lin, Philippe de Girard. Il s’agit là d’un mode de présentation tout à fait éloigné de celui de V.Hugo ou encore de W.Blake en Angleterre qui s’apitoient l’un et l’autre sur le sort réservé aux enfants du peuple par la société industrielle de la première moitié du XIX° siècle.
Dans la Suède du tout début du XX° siècle, le roman géographique scolaire prend une autre dimension
Avec Le tour de la France par deux enfants, on a affaire à un récit parfaitement réaliste et exemplaire ( au sens où l’on produisait des exempla, c’est à dire des récits d’édification morale et religieuse) des savoirs sur la France à la fin du XIX°siècle ; avec Le merveilleux voyage de Nils Holgersson de Selma Lagerlöf (1906-07), un roman également écrit dans le cadre d’une commande scolaire passée par le ministère, le lecteur est invité à une mise en intrigue poétique de ce que l’on peut dire à de jeunes élèves sur la Suède au tout début du XX° siècle. Nous nous attarderons donc sur le texte de cette institutrice polygraphe, qui s’était déjà fait connaître par la publication de la saga de Goesta Berling, des contes du vieux Vermland.
En comparaison avec ce récit suédois, on se rend compte à quel point la production française pour la jeunesse du XIX° siècle continue d’éviter à tout prix le mélange des genres, par esthétique classique certainement, mais aussi par crainte que le mélange du merveilleux et du rationnel ne vienne gâter « l’esprit de géométrie des enfants ». Les pédagogues des Lumières, telle Mme de Beaumont, qui écrit pourtant un conte aussi connu que La Belle et la bête, étaient particulièrement méfiants à cet égard : on se souvient également de la haine que professe Rousseau pour le mensonge romanesque, notamment dans L’Emile. Par ailleurs, le positivisme, relayé par l’école de la troisième République radicalisant alors l’entreprise d’unification culturelle (les patois régionaux sont pourchassés au profit du français national dans les classes), a encore contribué à renforcer cette vigilance à l’égard des récits relevant du merveilleux et de la superstition liés aux folklores et éléments de paganisme propres aux différentes provinces.
Dans le contexte historique et politique qui est le sien, Selma Lagerköf n’a pas à s’embarrasser de ces craintes, bien au contraire.
Dans Le merveilleux voyage de Nils Holgersson, le héros accomplit un itinéraire en boucle : c’est sous la forme d’un tomte qu’il quitte la modeste maison parentale sur le dos du jars domestique qu’il doit y reconduire sain et sauf à la fin de son périple pour retrouver apparence humaine. Il s’agit donc là aussi d’un tour (le tour de la Suède)qui démarre au sud de la Scanie (commune de Västra Vemmenhog), conduit le garçon jusqu’en Laponie (ch. 46) à l’extrême nord et le fait revenir pour finir à Vemmenhög.
Concernant l’aventure personnelle du héros, le lecteur assiste d’abord à la métamorphose en tomte d’un garçon indocile qui ne retrouvera sa nature humaine qu’à la fin d’un parcours initiatique au cours duquel il subira et réussira un bon nombre d’épreuves. Cette métamorphose équivaut à un basculement, à la fois éprouvant et bénéfique, de l’enfance dans l’animalité puisque Nils est désormais capable de comprendre le langage de tous les animaux et de communier avec leur manière de vivre même s’il conserve l’intelligence et les limites intellectuelles et physiques d’un être humain. Cependant, il perdra ce contact avec l’animalité dans la dernière page du roman, quand il prendra congé de l’oie Akka au moment des migrations d’automne des oiseaux sauvages.
Son itinéraire est jalonné de toute une série de rencontres ; si certaines demeurent ponctuelles, d’autres sont structurantes et fonctionnent comme des fils conducteurs de l’aventure. Ce sont :
-le tomte et le jars blanc domestique Martin, qui le propulsent dans l’aventure,
-Akka, la vieille meneuse du troupeau d’oies sauvages, qui deviendra pour Nils une tutrice aussi exigeante qu’aimante,
-Smirre, le renard, animal impie et séduisant à la fois, qui poursuivra sans répit ni succès Nils et le troupeau d’oies, glapissant à chaque fois son pathétique dépit,
-Gorgo, le petit d’aigle, lui aussi adopté par Akka,
-Enfin Äsa, la petite gardeuse d’oies et son jeune frère, ainsi que quelques autres figures humaines.
Comme Nils, la plupart des animaux sont soumis à la fois à la loi et aux pulsions de leur race : c’est notamment vrai pour Smirre, pour Gorgo… : les exigences de la morale sociale sont en quelque sorte toujours aux prises avec celles de la nature individuelle profonde qui travaillent tout être, ce qui amène l’éducateur (en l’occurrence Akka) à la recherche d’un compromis acceptable plutôt que d’un modèle unique définitif, et par trop orthopédique. (C’est peut-être là un point de divergence avec ce qui se passe dans Le Tour de la France par deux enfants, un texte davantage héritier de la morale de l’Eglise catholique qui n’entretient pas la même relation à l’idée du libre arbitre que la religion réformée.)
Comme dans Le tour de la France par deux enfants, l’approche de la réalité géographique de la Suède donne lieu à des développements sur l’essor de l’agriculture et de l’industrie et à la présentation d’éléments historiques ; toutefois les uns et les autres sont opérés à la fois sur le mode scientifique et fabuleux (ainsi, dans le chapitre sur la création historique de Stockholm, il est aussi question de la légende des ondines ; dans celui intitulé « l’ours et l’aciérie » il est question du fabuleux combat des forces de la nature contre l’exploitation minière par les hommes). L’auteur opère par ailleurs d’autres développements sur l’hygiène et la médecine, notamment à propos de la tuberculose. Mais l’ensemble du récit prend une dimension franchement écologique qui s’exprime moins sur un mode purement savant et rationnel que sur un mode mythologique et poétique ou , pourrait-on dire, cosmique : le récit est ponctué par la présentation de divers rituels renvoyant à la spiritualité scandinave : le 30 avril, c’est la nuit de la sainte Walpurgis ; le 16 juin, c’est le nouvel an des animaux (qui sortent alors des étables pour gagner la montagne), et avant cela, le 29 mars c’est le grand rassemblement de tous les animaux à Kullaberg, jour de parade et de trêve universelle (misérablement rompue par Smirre), qui culmine sur la somptueuse danse des grues. Citons la fin du chapitre V « La grande danse des grues » p.83 , édition Presses pocket,1963
« Leur danse avait quelque chose de singulier et d’étrange. On eût dit des ombres grises jouant un jeu que l’œil suivait difficilement, et ce jeu, il semblait qu’elles l’eussent appris des brouillards qui flottent sur les marécages déserts. Cela tenait du sortilège. Tous ceux qui venaient pour la première fois au mont Kullaberg comprirent enfin pourquoi la réunion étaient appelée la danse des grues. Il y avait de la sauvagerie dans cette danse, mais le sentiment qu’elle éveillait dans le spectateur n’en était pas moins une douce langueur. Personne ne songeait plus à lutter. Mais tous, ceux qui avaient des ailes et ceux qui n’en avaient pas, aspiraient à s’élever au-dessus des nuages, à chercher ce qu’il y avait derrière, à abandonner le corps pesant qui les entraînait vers la terre, à s’envoler vers le ciel.
Cette nostalgie de l’inaccessible, de ce qui est caché au-delà de la vie, les animaux ne la ressentent qu’une fois par an, et c’est en voyant la grande danse des grues. »
Il s’agit en fait d’un récit multigénérique, particulièrement polyphonique et éclaté, cadré par la voix du narrateur/conteur (garant de l’histoire) qui dialogue avec celles des différents protagonistes à qui la parole est déléguée et qui ont chacun leur vision du monde, de son histoire et de son devenir : c’est ce qui fait le charme immense de cet ouvrage, au demeurant d’une grande efficacité didactique. Le mode de déplacement retenu par Selma Lagerlöf, celui des oiseaux qui sillonnent le ciel de la Suède, contribue à installer cette vision surplombante et globale du monde, celle d’un esprit plein de sagesse et d’amour, à l’image d’Akka . Cette vision ne semble pas contrainte dans les limites propres au terrien qui doit se contenter de cheminer et d’appréhender le monde à sa hauteur, surtout lorsqu’il se targue de rationalité.
La prolifération ou l’épuisement du sens dans les productions actuelles?
Les deux textes qui viennent d’être évoqués , écrits à une trentaine d’années d’intervalle, tracent chacun à leur manière une cartographie d’un monde en pleine évolution, en plein essor sur le plan économique, industriel, un monde qui semble perfectible et dont certaines parts sont encore à conquérir, un monde qui croit fermement au progrès.
Il semble qu’il en aille autrement dans les productions pour la jeunesse relevant du récit de voyage aujourd’hui : se rapprochant du conte philosophique beaucoup plus que du récit réaliste, elles tendent à développer une réflexion sur le monde en crise de sens et installe le sentiment d’un monde conquis, épuisé, tari en quelque sorte : c’est un peu l’impression qui se dégage des fictions géographiques de François Place.
D’abord illustrateur d’ouvrages documentaires, il a travaillé aux trois ouvrages constituant la série « découverte du monde » parus entre 1988 et1990 dans la collection Gallimard découverte cadet, dirigée par Pierre Marchand : Le livre des navigateurs, le livre des explorateurs et le livre des marchands. Avec Les derniers des géants (Casterman, 1992) puis les trois volumes de L’Atlas des géographes d’Orbae (parus chez le même éditeur entre 1996 et 2000), on se situe dans l’utopie, dans la présentations de pays de nulle part, plus ou moins inquiétants, comme c’est souvent le cas.
Dans l’album Les derniers des Géants, le voyage imaginaire d’Archibald Léopold Ruthmore, plaisante caricature de l’explorateur Anglais du XIXème siècle, est un voyage à rebours dans le temps. Muni de son carnet de croquis, le géographe part à la recherche d’un pays lointain dont la carte minuscule est gravée sur la face interne d’une molaire de la taille d’un poing achetée dans un port, grimoire mais aussi fossile, en quelque sorte... Les recherches de l’érudit l’ont mis sur la voie du « Païs des géants ».
A l’issue d’une odyssée dont il est le seul survivant, Archibald entre en contact avec les derniers représentants d’une peuplade mythique, neuf titans pacifiques. « Colosses à voix de sirènes » et privés de langage articulé, c’est sur leur corps qu’ils voient s’inscrire spontanément leur histoire, sous la forme d’innombrables lignes constituant un réseau d’une extrême complexité. L’abondance de signes inscrits, dont la grammaire n’apparaît pas, n’est en quelque sorte que l’autre versant du silence. L’intrusion de l’explorateur dans ce monde perdu, et surtout le récit qu’il fera de ses aventures auprès des sociétés savantes lors de son retour en Occident, seront fatals à la peuplade rapidement anéantie par une armée de « faux savants, de vrais bandits » appâtés par l’espoir d’un juteux trafic de curiosités. Si on assistait à une cohabitation relativement harmonieuse des différentes tribus animalières chez Selma Lagerlöf, on assiste chez François Place au choc des mondes humains, empruntés à la réalité et plus précisément encore aux stéréotypes de la littérature de voyage, car l’illustrateur est un grand lecteur de romans d’aventures. Véritable érudit, il fait volontiers jouer l’intertextualité dans ses créations. Sont ainsi amenés à s’entrechoquer
-le monde du géographe du XIXème siècle, installé dans sa bibliothèque, confortable et lumineux cabinet de curiosités aux murs tapissés d’ouvrages savants, au bureau encombré de cartes et de documents, au parquet jonché de coffres de voyage débordant de tout l’attirail du parfait explorateur,
-celui des immenses salles de conférences des sociétés savantes, espaces conceptuels, froids et majestueux temples du savoir que peut soudain embraser la passion des controverses les plus acharnées…
-celui des ports d’embarquement (d’Angleterre, de Calcutta, de Martaban), grouillant de négociants et trafiquants en tout genre, habités par les figures rencontrées chez Herman Melville, celles des chefs Maoris de Taïpi, l’histoire de cannibales, ou celle de Queequeg dans Moby Dick, harponneur néo-zélandais, à la sagesse primitive, aux dimensions de géant, au visage et au corps couverts de tatouages et de quadrillages étranges et dont le sac de marin renferme précisément des dents de la taille d’un poing et des têtes humaines embaumées…
-celui des mers écumeuses, des déserts de sable ocré traversés de caravanes et de fougueux cavaliers, celui de la forêt sibérienne aux pâles bouleaux dénudés par l’hiver, et surtout celui de la jungle aux touffeurs d’émeraude menaçantes où se tapissent animaux dangereux ou terribles tribus …autant de mondes empruntés à la littérature de voyage du XIX° siècle (que l’on pense à Jules Verne)
-et enfin le monde imaginé, invisible ou insupportable , celui des géants, espace des utopies ou des mythes. L’illustration propulse alors le lecteur dans une dimension cosmique et nostalgique où il n’a pas sa place : du chaos de la terre et des couches nuageuses jaillissent, en arrière plan, les immenses montagnes neigeuses ; de bouillonnantes cataractes bondissent des blocs rocheux couverts de mousse, selon un mouvement qui paraît pourtant d’une ampleur et d’une lenteur toutes majestueuses. Ces possibles « descendants d’Atlantes », au corps puissant et lisse, à la peau entièrement tatouée, coiffés d'un chignon tiré sur le haut du crâne, ont à la fois des airs de Maoris et de Bouddhas. Encore habités des forces chtoniennes, ils se nourrissent de végétaux et de rochers, s’exercent pacifiquement aux antiques jeux de combat, tout en s’adonnant à la contemplation et à la communication avec le monde céleste.
On peut dire qu’au logos intempestif et péremptoire d’Archibald, François Place oppose, chez ces mystérieux géants, les signes toujours éphémères qui disent (diraient) la communion sensible avec un monde toujours mouvant : « Sa peau semblait réagir aux plus infimes variations d’atmosphère. Elle frissonnait au moindre souffle du vent, se moirait d’éclats mordorés de soleil, tremblait comme la surface d’un lac ou prenait les teintes sombres et orageuses de l’océan dans sa tempête.
Je compris alors pourquoi ils me regardaient avec pitié. Davantage que mapetite taille, c’était ma peau muette qui les peinait : j’étais un être sans parole." (opus cité, p.46)
Hélène Merlin-Kajman s’insurge contre l’album dans son ouvrage « La langue est-elle fasciste » et feint de comprendre ainsi le propos de son auteur : « Il ne faut pas faire confiance au langage humain, au langage du savoir. Contrairement à celui des géants, il porte la mort ! » Le problème, c’est que, lorsque le langage et les signes perdent le contact avec la réalité humaine et donc leur fonction symbolique, ils deviennent effectivement destructeurs, et c’est peut-être l’effet produit par la logorrhée communicationnelle qui nous envahit aujourd’hui. La multiplication des tags sur les murs de nos villes, pures inscriptions qui miment l’écriture, ne sont que sign(ature)s revendiquant uniquement d’exister, traces d’appels à la fois frénétiques et pathétiques au sens, pas vraiment négation du sens mais expression d’un vertige par rapport aux virtualités infinies de sens. La relation du signe au sens semble bien avoir perdu de son évidence, et c’est une question qui travaillent les créateurs contemporains, en littérature comme dans les autres champs artistiques : dans la production littéraire d’aujourd’hui, et à l’époque où l’on dispose des réseaux de satellites pour photographier le moindre lopin de terre, où l’on accède en temps réel à une infinité d’informations, la carte de géographie et le récit de voyage constituent moins une représentation qu’une interrogation du monde.
C’est le sentiment que l’on a à feuilleter les trois volumes de L’Atlas des géographes d’Orbae. Reprenant le principe des mondes imaginaires, autrefois exploité par Henri Michaux -qui s’engagea lui aussi dans des recherches graphiques- (Voyage en grande Garabagne) ou encore Italo Calvino (Les villes invisibles), François Place illustre par le texte et l’image vingt-six univers et sociétés à mi-chemin entre le possible et le fantastique, fascinants et souvent un peu inquiétants. Selon une distribution alphabétique, chaque séquence s’inaugure sur une enluminure qui dessine une carte géographique fantaisiste, puis s’ouvre sur des illustrations pleine page représentant des scènes saturées de couleurs et de détails. Les pages de texte sont parfois ponctuées d’une petite vignette qui apporte une respiration et chaque ensemble se conclut sur une planche double page, à l’allure encyclopédique, où se juxtaposent malicieusement des éléments vraisemblables (« Capitaine de la garde du Roi des Rois ») même s’ils sont un peu étranges (« tablette du calendrier du discours aux animaux ») et d’autres qui le sont moins (« Fruit de l’arbre moqueur ») .
Ces récits de voyages prennent, comme nous l’avons déjà signalé, des allures de contes philosophiques, qui peuvent faire penser à Voltaire.
Ce sont parfois des contes réparateurs, jouant sur 'intratextualité : au moment où il décide de quitter le pays de la Rivière rouge pour retourner chez lui, le devoir d’oubli de Jaoa, dans le cadre du rituel de l’enterrement de paroles, fonctionne comme une réparation du désastre perpétré par le trop bavard Archibald huit ans plus tôt, en 1992…
Ce sont parfois des contes de dénonciation, comme dans La Cité du vertige, où le maçon-volant Izkadar et son compagnon Kholvino (clin d’œil au père des Villes invisibles),désamorcent les croyances et les aspirations destructrices de la secte menée par Buzodin autour de la Pierre Baliverne.
C’est l’expression de l’espoir, toujours repoussé, de découvrir la terre espérée, les îles Indigo, aperçues des hauteurs du pays des Zizolts, mystérieux Indiens qui continuent de pratiquer « la politesse des pieds ».
Pour conclure
A travers les ouvrages que nous venons de traverser, on peut dire que de la rassurance d’un monde progressivement et sereinement cartographié, on est passé à la nostalgie des mondes perdus, ou à l’inquiétude de l’émergence des mondes qu’on a peur d’imaginer, et plus encore de reconnaître. Mais on garde cependant dans le dernier segment de L’Atlas des géographes d’Orbae, "Le pays des Zizolts", l’espoir qui dynamise l’aspiration et la marche vers le pays dont on sait bien que l’on ne l’atteindra jamais, mais qui toujours vous accompagne. Citons la fin du roman Le Pays où l'on n'arrive jamais : « L’horizon du grand pays recule sans cesse au fond de l’espace et du temps. C’est le pays où l’on s’éloigne toujours ensemble, et l’on ne parvient en un lieu désert que pour en trouver d’autres plus beaux. […]cet éclat dans [le] regard, c’est sans doute le signe de l’étonnante et cruelle nostalgie qui fait désirer pour chacun une vie plus grande que les richesses, plus grande que les malheurs et la vie même, et qui sépare en nous les pays que l’on a vus de ceux qu’on voudrait voir. » . Il y a plus d’un demi-siècle, André Dhôtel exprimait dèjà le désir irréductible se heurtant aux limites d’un monde dont on a pourtant le sentiment de n’avoir jamais vraiment fait le tour.