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Autobiographie

Les écritures en "je" dans la littérature jeunesse : truquages d'identités.

 

Martine MARZLOFF, chargée de recherche, Equipe « Littérature et enseignement »,  INRP :  L’écriture à la première personne et l’autobiographie dans la littérature de jeunesse.

Communication donnée le 26 / 01 / 2007 dans le cadre du colloque « Pratiques de lecture et d’écriture autobiographiques : la question de l’écriture de soi en milieu scolaire. »

 

Introduction

 

Considéré comme « haïssable » ou hors-la-loi, le « je » opère un retour en force dans la graphosphère, quel que soit le champ considéré. Autobiographies, autofictions, romans, mémoires, journaux intimes, confessions, récits de voyage, prières, visions, récits de vie, lettres, exercices spirituels, poèmes, chroniques, essais, notes, carnets intimes,  cas cliniques…autant de lieux où le « je » se déploie et s’explique.

 En parallèle, dans la vidéosphère, du reportage au rapportage,  partout s’exhibe le « j e » ; et sur la toile,  de « sites web » en   « blogs », le « je » « surfe » à qui mieux mieux, brouillant toutes les frontières.

Phénomène culturel majeur dans une société qui prône l’égalité et l’unicité de tous, la figuration de soi n’est-elle pas un jeu, un bricolage du commun des mortels visant à construire, à consolider une identité, une ipséité  altérée par la standardisation des discours ? Ce serait le résultat de la démocratisation. 

Dans le champ plus restreint de la littérature destinée à la jeunesse,  découpée en tranches d’âges,  les écritures en « je »,  produites à foison, flirtent avec les textes classiques ou patrimoniaux. Dans ce domaine, le pire côtoie le meilleur. Parmi ces textes, se distinguent ceux où le « je » est un enfant ou un adolescent, facilitant ainsi les processus d’identification entre le jeune lecteur et le narrateur. Ces récits, censés faciliter la réflexion sur de grandes questions humaines, sont souvent utilisés à des fins éducatives, permettant ainsi à l’enfant de sortir de son « je » pour entrer dans le jeu de l’autre et s’ouvrir à l’altérité, sans prendre le risque de perdre son intégrité. 

Notre analyse portera sur l’ancrage du « je », lequel pose des problèmes de réception. A partir de là, nous montrerons les truquages d’écriture en rapport avec les enjeux identitaires et nous ferons quelques propositions didactiques.    

  

 

  Soi-disant « je ».

 

La difficulté d’établir un corpus des écritures de soi, qui effectuent un brouillage des frontières entre les différents genres, s’accompagne d’une ambiguïté sur le statut du « je ».

Pour s’en tenir à une définition  de l’autobiographie, telle qu’elle a été établie en 1972 par Philippe Lejeune  (« récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. »), on peut considérer que l’autobiographie est référentielle dans la mesure où elle affirme l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage et contractuelle dans la mesure où elle atteste, dans le texte ou dans les marges du texte, cette identité par un « pacte » avec le lecteur, ainsi orienté dans son mode de lecture. De ce fait, le « je », qu’il soit réel, c’est-à-dire attesté par l’état-civil, ou fictif, n’a de référence qu’à l’intérieur d’un discours. On peut toujours mettre en doute la fiabilité d’un discours d’autorité, d’où qu’il vienne, car seule l’identité garantit le pacte. (Qui me garantit que celui qui dit « j e dis la vérité » dit la vérité ?)

 L’enjeu est fort si l’on transfère la problématique dans la sphère politique (cf réquisitoire prononcé par Colin Powell pour prouver qu’il y a des armes de destruction massive en Irak)

Je voudrais montrer  le truquage du « je » sur quelques exemples, puisés dans la littérature à destination de la jeunesse et en analyser les effets.

 

 Identité : le « je » flottant.

 

Dans le cas d’une autobiographie, l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage est attestée par la signature, le nom ou le pseudonyme, dans le texte ou dans la périphérie du texte. Et cette affirmation est un fait, que le lecteur ne peut, quelle que soit son opinion, récuser. A l’aide de quelques exemples, je vais essayer de montrer la complexité de l’ancrage référentiel du « je ».

 

L ‘invention d’un  « je ».

 

Dans le cas d’un roman en « je », l’ancrage référentiel se pose même si l’invention d’un personnage narrateur ne présente pas de difficultés. Dans Thomas Aigle Bleu, le narrateur est un indien ayant appris « à narrer ses récits avec les mots de l’homme blanc. ». Il raconte son enfance au sein de sa tribu puis l’arrivée de l’homme blanc qui le sépare des siens. Six ans plus tard, le narrateur retourne dans sa tribu ; il a alors appris le langage de l’homme blanc et il n’a pas oublié son propre langage. Son nom raconte son histoire :  Aigle Bleu, rebaptisé Thomas, devient Thomas Aigle Bleu.

L’éditeur affirme que Thomas Aigle Bleu est un personnage de fiction, mais que le récit « dépeint des événements parfaitement plausibles dans la vie d’un jeune Sioux des années 1880.»L ‘éditeur ajoute qu’aucun cahier semblable n’a été retrouvé, mais que « rien n’interdit de penser qu’il en ait existé à l’époque. »

Il y a donc création d’un « je » narrateur et protagoniste par montage, truquage. Le livre s’inspire des « dessins sur cahiers exécutés par les Indiens des plaines vers la fin du XIXème siècle, tels qu’on peut en voir dans divers musées et collections privées. Le texte et les images de ce récit se fondent pour une large part sur divers documents, lettres et narrations en pictogrammes de la collection Pratt (Bibliothèque Beinecke de livres rares et manuscrits, Université de Yale, New Haven, Connecticut) ainsi que des journaux intimes, photographies et dessins de style pictographique conservés par la société historique du comté de Cumberland à Carlisle, Penssylvanie. »

Les auteurs ont reçu l’aide d’un conseiller culturel, Arthur Amiotte, indien Lakota, qui connaît parfaitement les traditions et les coutumes de sa tribu.

Par ailleurs, l’école indienne de Carlisle dont parle Thomas Aigle Bleu « a authentiquement existé entre 1879 et 1918. »Elle avait pour vocation d’enseigner à de jeunes indiens les savoirs et les techniques des colons de l’Est américain.

Le texte est fabriqué à partir de documents authentiques ; il donne une unité à un ensemble épars de documents d’archives.

 

La délégation de paroles.

 

 Léon Walter Tillage (Léon Walter Tillage, Léon, illustrations de Susan L. Roth, traduit de l’américain par Alice Ormières et Nadia Butaud, l’école des loisirs, 1999) décline son identité au début de son texte et affirme qu’il est l’auteur, le narrateur et le protagoniste de l’histoire racontée :

 

« Je m’appelle Léon Walter Tillage. Je suis né le 19 janvier 1936. J’ai huit frères et sœurs et je suis le deuxième. Dans notre enfance, nous habitions près de Fuquay, une petite ville régie par les lois Jim Crow, aux abord de Raleigh, la Caroline du Nord. »

 

Dans cet incipit, le narrateur donne des repères temporels et géographiques( 1936, Fuquay, Caroline du Nord) . En même temps, les référence aux lois Jim Crow intriguent le lecteur qui s’interroge sur le lien entre Léon Walter Tillage et ces lois Jim Crow  : que viennent faire ces informations dans l’établissement d’un état-civil ?

L’attestation d’identité est confirmée par le témoignage de l’illustratrice Susan L. Roth, dont l’identité est confirmée par l’appareil éditorial ; elle raconte comment s’est fait le livre. Je vais retracer la genèse du livre, telle qu’elle est racontée par Susan L. Roth pour montrer la complexité d’un tel récit en « je ».

Tout part de l’école :

« Il y a plus de quatre ans, quand ma fille cadette avait douze ans, elle a entendu Léon Tillage parler devant une assemblée d’élèves de l’école du Parc de Baltimore, comme il le faisait chaque année. Elle est rentrée à la maison et m’a raconté. »

La fille du témoin Susan fait lien, comme l’école, en invitant Léon Walter Tillage. Le témoignage est d’abord oral, informel. On ne sait rien du contenu si ce n’est l’effet sur l’auditrice :

« Léon est né dans le Sud, il nous a raconté son enfance. C’était horrible ! »

Dans un second temps, la fillette et la mère discutent « de ce que Léon Tillage avait dit. » Là encore, le lecteur ne dispose d’aucune information précise sur le contenu ; par contre, la mère rend compte de l’effet sur elle-même :

« Et bien avant qu’elle ait terminé de me raconter cette histoire, j’ai senti qu’il n’était pas juste qu’elle soit réservée aux élèves de cinquième de l’école du Parc. Il me semblait que le monde entier devait entendre la voix de Léon Tillage.

J’ai pris rendez-vous avec Léon. Je lui ai dit combien son histoire nous avait bouleversées, ma fille et moi, et je lui ai proposé d’essayer de la raconter à un public plus large, sous la forme d’un livre. Je lui demandé s’il serait d’accord pour que je l’aide, et il a accepté. »

On le voit, ce qui génère le livre, c’est le bouleversement, c’est-à-dire l’effet de ce qui est dit sur les auditrices. A ce stade, on constate que c’est la volonté d’accroître l’audience (provoquer chez autrui le même bouleversement) qui va susciter le livre. On va passer d’un objet (discours oral) à un autre (le livre).

On peut s’interroger sur la formule utilisée par Susan L.Roth « pour que je l’aide » : de quelle aide s’agit-il ? Comment cette aide va-t-elle opérer un flottement du « je » ?

A la suite d’un premier rendez-vous, Léon enregistre son histoire. C’est le premier état du texte, lequel sera modifié :

« Quelques jours plus tard, Léon a enregistré son histoire pour moi. Le texte du livre a été retranscrit à partir de cette bande originale et de deux autres enregistrements qui ont été réalisés ensuite pour préciser certaines choses. »

Susan L.Roth parle de retranscription et se justifie de toute déformation par rapport aux enregistrements : il s’agit d’être au plus près de la parole de Léon.

« Nous avons vraiment essayé d’être fidèles à la voix de Léon, respectueux de ses mots. Le travail éditorial a été fait avec lui et avec son approbation. Nous avons, autant que faire se peut, limité les changements nécessaires au passage de l’oral à l’écrit. »

On constate le passage du « je » au « nous » éditorial, endossant la responsabilité des déformations nécessaires.  Pourquoi  ces transformations sont-elles nécessaires ?

Susan L. Roth est illustratrice et elle va raconter comment elle a choisi d’illustrer le texte de Léon Tillage.

« Pour préparer les collages destinés à illustrer ce livre, j’ai lu énormément de romans et de livres documentaires sur le Sud des années trente, quarante et cinquante. »

Il y a donc tout un travail d’enquête et l’on constate que, dans la perspective de Susan L.Roth, romans (fiction) et livres documentaires (réel) ont une même finalité.

Par ailleurs, l’illustratrice montre les incidences de son travail sur sa vie et raconte les périples de son enquête, comme pour attester l’authenticité de son témoignage :

« Léon et moi avons fait un pèlerinage jusqu’à sa vieille maison de Caroline du Nord. J’ai vu tous les endroits dont il parle dans le livre. Beaucoup d’immeubles n’existent plus, mais j’ai foulé le sol où ils s’élevaient .La maison sur les terres de M.Johson a disparu mais Léon a pu me montrer ses fondations et des traces de la cheminée existent toujours. L’école de Providence n’existe plus mais j’ai vu un vieux fourneau ventru chez le frère de Léon. Ils m’ont montré où étaient les bois de leur enfance. J’ai été accueilli chaleureusement par toute la famille, et je les ai écoutés raconter leurs souvenirs, j’ai regardé les photos de leurs albums, j’en ai emporté avec moi.

Finalement, j’ai eu l’impression que des tableaux ou des photos écraseraient les mots de Léon Walter Tillage, et j’ai choisi des formes, des silhouettes pour accompagner le texte. Les collages sont réalisés avec un papier noir mûrier très doux, sur un fond blanc rigide. »

Selon ses dires, Susan L. Roth s’est efforcée, dans le corps du texte, d’effacer les traces d’elle-même (Rien sur les questions qu’elle a posées ),  traces qu’elle a déplacées à la périphérie du texte.

« Léon a vécu tous les grands bouleversements de la vie des Afro-Américains. Lui-même, en participant aux marches, par exemple, il a contribué à ces changements. »

Susan L. Roth a choisi, dans la vie de Léon , des éléments emblématiques. Néanmoins, l’histoire de Léon est devenue son histoire, son affaire, son combat ; elle a tissé des liens avec Léon, avec sa famille, avec les lieux qu’il a fréquentés. Toutes les preuves visibles du passé de Léon Walter Tillage ont disparu, seule sa parole est gage de vérité. L’écriture autobiographique n’a pas d’autre garantie de vérité qu’elle-même. Entre Léon qui dit « je » et l’illustratrice qui retranscrit ses paroles, s’opère un flottement  et se crée un « entre-je » de l’écriture, lieu où se déploie autant le « je » de Susan que le « je » de Léon.

 

Le « je » censuré / autorisé.

 

Autre exemple qui montre la difficulté de situer l’énonciateur : Géronimo se présente en français sous le titre de Mémoires de Géronimo alors qu’en anglais, le titre d’origine est Geronimo, his own story. (Mémoires de Géronimo, propos recueillis par S.M. Barrett, titre original Geronimo His own story, traduits de l’américain par Martine Wiznitzer, La découverte Poche, 2001) Entre la version américaine et la version française, il y a donc un décalage sur le statut du texte. Je vais essayer de montrer les différentes modifications apportées au récit qui vont déplacer le « je ».

 Dans l’introduction, Fredrick W. Turner raconte la manière dont s’est effectué l’établissement du texte.

« Géronimo a raconté l’histoire de sa vie en 1905-1906 à Asa Daklugie, le fils de Whoa, un chef hostile qui avait combattu aux côtés de Géronimo. Dacklugie avait été instruit par les Blancs et avait traduit l’histoire pour S.M. Barrett, inspecteur général de l’éducation dans l’Oklahoma. »

On a donc là quelqu’un qui parle, un autre qui recueille et traduit et un troisième qui recueille la traduction. Autant d’écarts entre une parole et une autre.

Géronimo raconte sa vie, librement, en disant seulement ce qui lui semble important ; Fredrick W. Turner fait remarquer « qu’un remaniement des matériaux aurait pu rendre la narration plus cohérente » , mais elle aurait alors perdu « le style original indien ». Il affirme avoir résisté à la tentation et laissé le texte « tel que Barrett l’a publié ».Cependant, il avoue « avoir supprimé des matériaux manifestement superflus de la version établie par Barrett (le récit des démêlés de Géronimo avec le ministère de la Guerre, le compte rendu de la guerre des Apaches contre les Blancs au XIXème).

Par ailleurs, il affirme que Géronimo n’a pas tout dit à Barrett, qu’il y a « des lacunes et des omissions dans son récit » et que, par conséquent, à chaque fois que cela a été possible, il a essayé de « fournir les éléments importants dans des notes en bas de pages ». Il ajoute avoir laissé les notes de Barrett, même lorsqu’elles sont erronées, afin de montrer « combien les connaissances des Blancs sur les Indiens étaient alors beaucoup plus incomplètes qu’elles ne le sont aujourd’hui ».

Comment Barrett a-t-il établi le texte ?

Dans la préface, il affirme que « le but initial de cet ouvrage était de donner au public le récit authentique de la vie des Indiens apaches et de respecter envers Géronimo, prisonnier de guerre, la courtoisie due à n’importe quel captif, c’est-à-dire le droit d’exposer les raisons qui l’ont poussé à s’opposer à notre civilisation et à nos lois. »

Il y a donc un projet politique à l’origine du texte. Barrett fait ensuite le récit de ses rencontres avec Géronimo. En 1905, il demande au vieux chef la permission « de publier certains propos , mais Géronimo refuse et lui propose de raconter « toute l’histoire de sa vie ».S’affirme ici la volonté de Géronimo de garder la maîtrise de la parole. Celui-ci étant prisonnier, il fallait demander la permission à l’officier responsable de la garnison ; celui-ci ayant refusé, Barrett écrivit au Président Roosevelt pour lui dire « qu’il y avait là un vieil indien, prisonnier de guerre depuis vingt ans, à qui l’on n’avait jamais permis de raconter sa version des faits» ; il demande au Président « qu’on accorde à Géronimo la permission de raconter, dans le but d’être publiée, l’histoire de sa vie, dans ses propres termes, et qu’on lui donne la garantie que la publication de son histoire ne nuirait en rien aux Apaches prisonniers de guerre. » L’autorisation est accordée.

Barrett demande alors à Asa Dacklugie, fils de Whoa, d’être son interprète. Commence alors le travail de compilation. Géronimo refuse de parler en présence d’un sténographe ou de s’interrompre pendant qu’il raconte. « Chaque jour, il savait exactement ce qu’il voulait dire ». Il refusait d’être questionné sur les détails. Par contre, lorsqu’il écoutait la reconstitution en apache de ce qu’il avait dit, il répondait à toutes les questions ou ajoutait des informations, à la demande.

Le manuscrit achevé, il est soumis à Charles W. Taylor, commandant de la Huitième Cavalerie, dans l’Oklhoma afin d’obtenir des renseignements sur les points que Géronimo avait refusé d’éclaircir. Barret insère ces informations dans le manuscrit. Il soumet la totalité au Président Roosevelt qui donne la recommandation suivante : « Ce manuscrit est très intéressant, mais je vous conseille de décliner toute responsabilité à chaque fois que la réputation d’un individu est mis en cause. » C’est ce qu’ a fait Barrett.

Ex : « Maintenant je sais que ce qu’il a dit n’est pas vrai et je suis persuadé qu’il a bien donné l’ordre de me mettre en prison ou de me tuer si je résistais. »

Note : « Ce sont les mots exacts de Géronimo et j’en décline toute responsabilité. »

Ensuite, le manuscrit  « de l’autobiographie de Géronimo », ainsi appelé et ainsi modifié, est transmis au ministère de la Guerre. Suit un mémorandum pour le ministre de la guerre, établi par Thomas C. Barry, général de brigade, assistant du chef d’état-major, dans lequel le ministre de la guerre fait part de ses objections par rapport à « l’autobiographie » de Géronimo et affirme que, selon lui, « ce document, tout entier ou en partie, ne devrait pas recevoir l’adhésion du ministère de la Guerre. »

Barrett publie le mémorandum à la suite du texte de Géronimo pour que les objections soient connues du public et indique qu’il a fait des commentaires sur les déclarations de Géronimo. Par exemple, il dit s’être opposé au passage relatif à une agression commise par des soldats des Etats-Unis contre des Indiens à Appache Pass, même si les déclarations de Géronimo ont été confirmées.

Il conclut en disant que si cet ouvrage est « non conventionnel », c’est parce qu’il a laissé Géronimo raconter à sa manière.

Le texte, précédé d’une dédicace adressée à Théodore Roosevelt,  est daté du 14 août 1906.

Qui donc parle dans le texte final ? Combien d’enrobages autour de la parole de Géronimo sont-ils nécessaires pour l’admettre et la rendre plus inoffensive ?

 

Ces quelques exemples soulignent la complexité statutaire du « je ». Les médiations sont telles que l’origine du texte se trouble.

 

 

 

Comment dans ces conditions l’identification recherchée est-elle possible ? Les récits destinés à la jeunesse ne servent-ils pas à l’édification morale ou à la construction de l’identité ?

Je voudrais montrer que dans les textes de littérature jeunesse, le travail d’écriture, très élaboré, va permettre paradoxalement cette identification.

 

Identification 

 

Les récits en « je » permettent à l’enfant de sortir de son propre « je » pour s’identifier au « je» textuel, faisant ainsi une expérience possible, un essai, sans risque.

Pour pouvoir s’identifier, se reconnaître, il faut trouver des ponts, des liaisons entre l’expérience racontée et sa propre expérience. L’identification n’est pas une assimilation (bovarysme), mais une mise en résonance, une reconnaissance de soi grâce à l’autre. Le narrateur adolescent permet à l’adolescent lecteur de questionner ses propres peurs, ses propres angoisses. Ainsi, on  lit peut-être des textes en « je » pour connaître quelqu’un d’autre, mais aussi pour se connaître soi.

 

Connaissance du truquage écrire, c’est tricher un peu…beaucoup…

 

Ainsi, le texte de Valérie Valère (Valérie, Valère, Le pavillon des enfants fous, Stock, 1978)

connaît-il un grand engouement auprès des adolescents qui écoutent la voix rageuse crier son impuissance à vivre. Valérie Valère a quinze ans lorsqu’elle décide d’écrire son expérience anorectique et son enfermement psychiatrique. On constate  que la distance temporelle entre le « je » raconteur et le « je » raconté est faible (deux ans ) ; c’est donc toujours une voix d’adolescente qui parle. Les seules  voix adultes qui se font entendre sont celles qui se situent à la périphérie du texte ou celles qui sont rapportées par la narratrice adolescente.

C’est un témoignage particulier sur la relation entre adultes et adolescents, du point de vue de l’adolescent.

 A la périphérie du texte, il est dit que Valérie Valère « a pris conscience des raisons profondes qui l’ont amenée au comportement suicidaire qu’est l’anorexie » et que « son récit est avant tout l’histoire d’une guérison. » Tout se passe selon le schéma narratif traditionnel, conditionné par la loi de protection de 1949 (ne pas désespérer la jeunesse), soit une fin valorisante pour l’héroïne qui a réussi à surmonter la maladie ; ou tout se passe selon le schéma culturel largement répandu selon lequel l’écriture a une vertu cathartique. Ainsi, jouant sur la possibilité d’identification, la littérature permettrait à l’adolescent lecteur de s’identifier à l’adolescente guérie racontant sa souffrance passée, mais abolie. C’est ce que veulent croire les adultes,  mais ce n’est pas ce que dit Valérie Valère.

Pour elle, « son livre est l’expérience d’une folie » ; « Quand on est dans la peau d’un fou, on n’exprime pas la colère avec des phrases logiques, raisonnables et des mots de bonne compagnie ». Aucun optimisme dans les lignes de Valérie Valère, aucune issue. Et c’est justement parce qu’il n’y a aucune trace d’optimisme que les adolescentes s’y retrouvent, trouvent leurs propres repères, reconnaissent leur propre souffrance et sont capables de leur donner un nom ou de trouver une position par rapport à leurs propres souffrances. Les adultes sont définitivement discrédités, ils sont tous, à des degrés divers, fous. Pour l’adolescente, la relation à l’adulte est forcément mortifère , il n’y a pas un adulte pour racheter l’autre, aucun Juste.

Le récit de Valérie Valère touche les adolescent(e)s par son authenticité : la jeune fille raconte son expérience d’enfermée et maintient son récit à distance en jugeant sa manière d’en parler.

 

Certains textes, à destination de la jeunesse, ne touchent pas car ils ne permettent pas l’identification. Certes, les nombreux problèmes de société sont évoqués (viol, inceste…)Il y a comme une mode d’exhiber dans la littérature de jeunesse toutes les calamités adultes, avec parfois de la surenchère, mais ils sont escamotés ou ratent leur but ; entre la volonté de parler des problèmes de société et la contrainte de ne pas « désespérer la jeunesse », ils sont soumis à une contrainte paradoxale qu’ils ne peuvent résoudre.

 Le nécessaire truquage de l’écriture : troquer ses maux par des mots.

Parmi les textes  mis à disposition des jeunes, les récits renvoyant à d’autres cultures suscitent un grand intérêt.   cf Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, seuil, 2000 (Prix Goncourt des lycéens)

Comment l’identification est-elle possible avec des personnages qui vivent dans des sphères culturelles et sociales si différentes et qui vivent des expériences radicalement étrangères, parfois totalement inhumaines ?

Dans le texte Allah n’est pas obligé, il y a création d’une langue.

« Je décide le titre définitif et complet de mon blablabla est Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas. Je commence à conter mes salades. »

Le narrateur est un adolescent qui permet de dire la violence du monde adulte, dans lequel l’enfant est obligé de vivre et qui va le faire devenir adulte, c’est-à-dire violent, méchant. Les adultes sont en guerre et les enfants ne comprennent pas (mais les adultes comprennent-ils mieux ?) ; ils devraient protection aux enfants et les violentent ( cf violence sexuelle  du point de vue des filles / des garçons) ou les abandonnent ; filles et garçons deviennent soldats, c’est-à-dire tueurs (leur premier cadeau est un kalachnikov avec lequel ils taillent « manches courtes » et « manches longues ».

 

Comment un tel récit peut-il capter le lecteur ? De quelle identification s’agit-il ? Est-ce de la pitié ? Il s’agit d’un jugement très cruel sur le monde adulte (volonté de changer le monde…) Le texte est un cheminement vers l’effroyable, mais il n’y a pas de sortie véritable, pas de solution ; l’enfant est marqué pour la vie.

Dans ces textes offerts à la jeunesse, faut-il croire avec René Girard à la vertu de la violence éducative ? Le texte marque l’adolescent car il vit, par procuration, une véritable tragédie (fonction cathartique de la tragédie).

Ce récit offre la possibilité d’avoir une conscience politique.

Dans Temps et récit, Ricoeur affirme : « Nous nous racontons des histoires parce que les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Cette remarque prend sa force quand nous évoquons la nécessité de sauver l’histoire des vaincus et des perdants. Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit. »

On constate qu’il y a de nombreux récits de  guerre dans la littérature destinée à la  jeunesse ;  et il semblerait que les élèves sont sensibles à de tels récits. C’est pourquoi, il nous semble que certains récits, trop soucieux de plaire à leurs jeunes lecteurs, escamotent les problèmes en essayant de se plier à des contraintes d’écriture stéréotypées. Ainsi, dans  Yacouba, (Ahmadou Kourouma, Yacouba, chasseur africain, Folio junior, gallimard jeunesse, 1998),

 l’écriture est polie (comme un galet), mais du coup elle escamote le problème. S’il est fait allusion aux rites d’initiation auxquels doivent être soumis garçons et filles, le danger encouru par les enfants (à chaque initiation, « la forêt » retient un garçon et une fille qui meurent) est évité parce qu’ils sont enlevés par l’un des membres de la famille. Le récit est stéréotypé (bonheur initial, risque de catastrophe, bonheur final) et finalement ne dit rien qui puisse toucher les enfants.  Quelle identification est-elle possible pour un enfant lecteur ? en France ? En Côte d’Ivoire ? Quelles sont ses sorties d’initiation ? pour la fille ? pour le garçon ? Les modèles narratifs (bonheur, enlèvement traumatisant, retour au bonheur) stéréotypés induisent une manière d’écrire, d’escamoter la différence.

 

Les textes de littérature jeunesse éduquent (morale et savoir sur le monde) dans la mesure où ils montrent l’altérité qui permet de poser ses propres valeurs (ce que je crois). L’altérité et l’identité vont de pair.

Le personnage emblématique lance des signes entre les êtres (se reconnaître comme personne partageant certaines qualités avec d’autres personnes) et chacun peut se reconnaître grâce à des valeurs en partage ; mais en même temps, le personnage narrateur offre un discours suffisamment singulier pour que chaque lecteur croît à la possibilité de parler selon ses propres mots.

 

Conclusion

 

La littérature de jeunesse propose un panorama assez vaste de récits à la première  personne et témoigne  d’inventivité dans le domaine verbal ou iconique. Les emprunts à la littérature classique ou patrimoniale sont nombreux et permettent de partager des références culturelles qui façonnent la façon de penser, d’écrire.

Dans ces récits,   il y a une double contrainte : construire des personnages emblématiques permettant une identification et  présenter un narrateur qui s’exprime dans une forme suffisamment polie pour être comprise et pour ne pas désespérer la jeunesse.

Le problème qui se pose est celui de l’ancrage du discours (je flottant et identité construite ou usurpée : c’est un adulte qui écrit au nom d’un adulte ou d’un enfant) Comment sonner juste ? ou comment toucher ?

 

 

Dans les récits à la première personne que l’on trouve dans la littérature à destination de la jeunesse, le souci d’édification est constant, parallèlement au souci de permettre au jeune lecteur de trouver des repères, au moyen de personnages balises, et d’organiser sa vie.

La réception de ces textes permet le débat et par conséquent elle permet à chacun de s’ouvrir à l’altérité.

Le travail de l’école consiste à montrer les nécessaires truquages de l’écriture plus que l’intérêt de tel ou tel personnage (tous égaux). Il s’agit de montrer comment le vécu se greffe sur du discours. Par contre, nous devons montrer comment ça fonctionne , comment c’est truqué. (stéréotypes littéraires, schémas narratifs sous-jacents, mise en abyme, personnages mythiques sous-jacents….)Il est nécessaire de conduire l’enfant et l’adolescent à s’interroger sur la duperie de chaque écriture, sur chaque imposture, tout en mesurant l’effet sur soi.

L’enjeu politique est fort ;  le réel n’existe que s’il est construit dans un discours, il n’en existe donc que des versions qui sont à comparer. Les dispositifs d’écriture, s’ils sont perçus, sont de fabuleux engins pour rendre le lecteur sceptique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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