Contes de Fées et subversion
Jack Zipes livre une deuxième édition revue et largement augmentée de son classique Les contes de Fées et l'art de la subversion, consacré au pouvoir des contes dans la constitution de modèles comme de contre-modèles.
Jack Zypes, Les Contes de fées et l’Art de la subversion (Fairy tales and the Art of Subversion), deuxième édition revue et augmentée, Heinemann, 2007, 254 p.
NB :les termes entre guillemets sont de Jack Zipes.
Jack Zypes, universitaire américain spécialiste des contes de fées et traducteur des frères Grimm, propose la deuxième édition (2007), revue et augmentée, de son ouvrage devenu classique (1983) : Les Contes de Fées et l’art de la subversion. Outre un chapitre consacré aux sources italiennes du conte à la Renaissance, cette deuxième édition met l’accent sur la place des femmes auteures françaises dans la constitution du conte comme genre au XVIIème siècle et se clôt sur un chapitre consacré à Walt Disney.
I. Modèles et contre-modèles : du XVI° au XIX° siècle.
Le propos général de Zypes concerne le conte et son rôle dans l’histoire sociale : l’auteur rappelle qu’en Europe le conte oral de tradition populaire a acquis un statut littéraire le rendant capable de véhiculer des codes sociaux. Même si les approches formalistes et structuralistes tendent à extraire les contes de leur temporalité et de leur contemporanéité, les contes traditionnels, qui mettent en avant une perception socio-politique du monde, désignent le pouvoir et l’oppression comme de puissants moteurs narratifs. L’on peut alors se demander dans quelle mesure le conte a « légitimé ou critiqué le contenu ou la forme du processus culturel occidental », peut-être jusqu’à la subversion.
Dans le sillage du Decameron de Boccace, les auteurs de la Renaissance italienne (Straparola, Basile,…) exercèrent leur influence sur les auteurs français. Les changements opérés concernent la réception par un public français, mais le processus civilisateur reste au cœur de la démarche littéraire, La question de la place de femme, ou de l’exercice de la Justice, sont en effet au premier plan, au sein même de la querelle des Anciens et des Modernes.
Le siècle de Perrault
Les auteurs français marquent une étape importante dans la modernisation du conte populaire : au delà de leurs différences et sans jamais être radicaux, ils mettent en évidence -par l’usage de l’ironie notamment- la capacité subversive des contes dans le processus civilisateur. Les femmes auteures (Mme d’Aulnois, bien sûr mais aussi Marie-Jeanne Lhéritier, Catherine Bernard, Charlotte Rose Caumont de la Force, Madame Durand pour ne citer qu’elles) s’inspirent des contes italiens et populaires et en proposent une version raffinée adaptée à la vie mondaine. Pris au sérieux ou parodiés, la lecture astucieuse du conte est toujours revendiquée, comme le rappelle la phrase célèbre de Perrault ( Préface des Contes en vers,1695) : « Ces bagatelles ne sont pas pures bagatelles ».
Perrault et ses émules ont créé le genre littéraire du conte de fées et lui ont assigné un mission culturelle durable, mélange élégant de principes et de canons esthétiques, mais Jack Zypes veut s’intéresser à la « zone d’ombre » des contes de fées en tant que processus de civilisation de l’occident ; il s’inscrit dans la démarche de Norbert Elias, dont les études socio-historiques mettent l’accent sur les interactions entre l’évolution socio-génétique d’une société et la constitution psycho- génétique de l’individu. Chaque conte véhicule en effet les valeurs nécessaires à la cohésion sociale du groupe (aux filles La Belle au Bois dormant, aux garçons Le Chat botté) signe de la « bourgeoisification littéraire du conte oral par Perrault ».
La « bourgeoisification » chez Grimm et Andersen
Parallèlement à l’influence Bidermaier, les Contes des frères Grimm, constamment réédités depuis 1812, participent eux aussi à la « bourgeoisification » des contes littéraires oraux, d’autant plus facilement qu’ils sont relayés par l’apparition des mass-media ; il faut attendre les années 1960 pour rejeter les valeurs proposées par les frères Grimm qui, comme Andersen, seraient des « agents secrets » de l’establishment, utilisant la lecture comme processus d’intériorisation -car il y a une fonction sociale de la lecture. Les contes de Grimm sont alors réécrits et édités par des maisons d’édition engagées ; ces adaptations radicales remettent en cause les fondements de la société capitaliste dans une perspective marxiste. C’est ainsi que Janosch propose une lecture parodique émancipatrice mettant à bas les valeurs socialisatrices avec beaucoup de jubilation.
Andersen complète la mission des frères Grimm, mais son œuvre doit être reconsidérées par rapport aux conflits de classes du XIX° siècle. Ses contes ont été novateurs en montrant les limites de l’assimilation à l’ordre social, et les chercheurs s’intéressent aussi à l’élaboration de l’idéologie essentialiste qui travaille ces textes et qui fonde la hiérarchie sociale sur un ordre biologique naturel, d’origine divine : une différence d’essence entre les hommes détermine l’individu et donc sa place dans la société. Cette pensée s’adapte à un XIX° siècle positiviste, marqué par le darwinisme, et semble correspondre à la structure socio-politique du Danemark de l’époque. Ainsi traités, les thèmes du pouvoir et de la domination n’épuisent pas le sens des contes d’Andersen, mais éclairent sans doute leur succès. Zypes s’intéresse aux trente contes d’Andersen qui sont aussi les plus célèbres contes du monde pour y lire la rationalisation du discours du dominé, gage de son succès auprès du public.
II. XXème et XXIème siècle : la bataille du sens.
Littérature anglo-saxonne
Dans la deuxième moitié du XIX° siècle, alors que les contes légitimés comme modèle normatif sont réédités sans relâche, un courant anglo-saxon anti-conservateur va révéler « la dynamite sociale » que le conte peut contenir. De grands écrivains victoriens (Thackeray, Ruskin, Dickens, Lewis Carroll…) proposent de poser un regard neuf sur la société industrielle de leur temps. Le mouvement de subversion des contes assure le succès à leurs auteurs, devenus eux aussi des classiques. Mac Donald, qui traduisit Novalis, soutient le même combat que Dickens : rebelle moral, il dynamite les conventions pour renouveler les conduites morales et sociales. Ainsi de Little Daylight (1867), parodie de La Belle au Bois dormant, ou de La Princesse légère, qui se nourrit de Novalis. La remise en cause ironique des conventions du conte bouscule les valeurs dominantes, au moins jusqu’à la fin de l’histoire – car on peut en effet reprocher à Mac Donald de laisser la structure sociale inchangée.
Bien différent est l’irlandais Oscar Wilde, même si la richesse de leur folklore respectif et leur sympathie pour le mouvement de réforme sociale les rapprochent : esthète, il se montre aussi plus radical. Complètement inséré dans la société aristocratique et intellectuelle dont il est très tôt un brillant sujet, il est, par son dandysme même, le bouffon d’une cour à laquelle il rappelle incessamment sa vanité. Ses contes (Le Prince heureux, 1888) nourris d’humanisme socialiste et chrétien, dénoncent les conditions carcérales, les pédagogies autoritaires, la rigidité de l’Eglise et lancent un appel au changement. L’utopie d’Oscar Wilde, soutenue par l’esthétique de son style et profondément nourri de la Bible, revisite Andersen : L’Enfant étoile est une parodie du Vilain Petit Canard, Le Pêcheur et son Ame celle de La Petite Sirène.
Comme Mac Donald et Wilde, l’américain L. Franck Baum suit les traces de Ruskin mais entreprend d’américaniser le conte de fées tout en proposant des alternatives radicales à la réalité sociale. Le Magicien d’Oz (1900) et son utopie est ainsi devenu un classique. Baum poursuit à sa façon le rêve américain ; c’est pourquoi si les paysages et les personnages sont aisément identifiables comme américains, les valeurs proposées en sont aux antipodes : tendresse et bonne volonté remplacent l’esprit de compétition et l’avidité.
Ainsi, à la fin du XIX° siècle, le nouveau conte de fées classique appartient au processus de libération sociale.
L’Allemagne et les contes
Plus que tout autre pays européen, l’Allemagne a accordé une large place au conte dans son processus de socialisation. Jack Zipes centre son étude sur deux points essentiels : le comportement familial et l’esprit de compétition et de domination.
Sous Weimar, le conte de fées « classique » suscite d’innombrables travaux dans toutes les disciplines (psychologie freudienne et jungienne, sociologie, narratologie, anthropologie..), confirmant l’importance de la littérature de jeunesse dans le processus de socialisation. Dans le même temps, un puissant mouvement marxiste souhaite l’avènement d’un « conte de fées prolétaire et industriel » - qui ne fit jamais d’ombre aux contes classiques.
Aux antipodes, le « Jungendschriftenbewegung » (« Mouvement pour les écrits pour la jeunesse », [traduction du rédacteur]) a pour objet social « d’assainir la littérature de jeunesse »- il sera bientôt repris en main par les nazis : Grimm et Andersen sont recommandés aux côtés des contes populaires dont on vénère l’aryanisme, quitte à réinterpréter bien sûr l’ensemble des contes classiques.
Les différences idéologiques entre le régime de Weimar et le troisième Reich ne remettent pas vraiment en cause la prégnance de la famille patriarcale, prolifique et nationaliste, ancrant le pays dans un passé réconfortant. Les textes sont relayés par divers supports, du film à la boîte de céréales, pour réaffirmer la croyance en de solides qualités « germaniques », et les nazis accordent une importance accrue aux contes qui permettent de véhiculer les valeurs jugées adéquates en même temps qu’ils réduisent la famille à sa fonction biologique et économique, la fonction socialisatrice revenant au Reich.
La mission civilisatrice de Walt Disney
Peut-on, dire de Walt Disney, dont l’influence sur le processus de civilisation des enfants est sans contexte, qu’il a révolutionné le conte, alors qu’il s’est en fait s’agi d’une régression, d’une « dégénérescence de l’utopie » ? Disney a domestiqué le conte et lui a rendu ses frontières conservatrices, même si l’on peut observer qu’à son époque le conte est déjà souvent infantilisé et édulcoré ; l’accent est mis sur sa fonction distrayante et apaisante, tandis que se généralise le « happy end » sur fond de schéma patriarcal et de stéréotypes bourgeois. Quant à l’illustration, souvent redondante, elle ne propose pas toujours d’alternative de lecture, même si de talentueux dessinateurs, tels Gustave Doré, proposent de subtiles interprétations des contes.
Le dessin animé allait bouleverser le rapport entre le texte et l’image et, parmi les nombreux réalisateurs qui s’intéressèrent au conte de fées, le nom même de Walt Disney allait devenir synonyme de conte des fées, mais son inventivité graphique et sa créativité iront de pair avec le statu quo du processus subversif de civilisation. Les désordres et les pulsions de l’enfance sont bien cadrés, et l’idéal américain de Walt Disney - rendre le monde plus propre et plus sûr – est en phase avec celui de son public depuis les années 20 : les Trois Petits cochons (1933), par exemple, accompagnent la Grande Dépression.
Blanche-Neige est à cet égard un dessin animé emblématique : ce conte de Grimm est devenu typiquement américain…Les nombreux changements apportés par Walt Disney (les plus connus étant l’onomastique des nains et le « happy end » centré sur le baiser rédempteur du prince) relèguent durablement le texte originel au second plan et réaffirment les valeurs conservatrices du processus de civilisation américain.
Par son art, Wald Disney modifie radicalement le genre du conte : la technique prend le pas sur l’histoire, l’image subjugue le spectateur et le « conte américain » propose désormais ses valeurs au monde entier. La lecture privée disparaît tandis que le divertissement dispense de la réflexion. L’ensemble répond à la mission de Walt Disney : restaurer une idéologie conservatrice, comme Mary Poppins utilisera sa magie et son imagination pour faire tenir tranquilles les enfants.
Fort heureusement, les oeuvres de Hayao Miyazaki (Le Voyage de Chihiro, Le Château Ambulant) ou des ateliers Dreamworks (Shrek) rappellent que le pouvoir subversif des contes de fées n’est pas aboli, même à l’écran.
Rédacteur : Marie Musset