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Considérer la lecture comme un jeu permet de comprendre le besoin de lire, le plaisir lié à la lecture littéraire et les effets de la littérature sur le lecteur.

Michel Picard, La lecture comme jeu, Essai sur la littérature, Les éditions de minuit, 1986.

 

Introduction

Dans cet essai, Michel Picard fait alterner chapitres et interludes : aux réflexions générales succèdent des analyses ciblées d’œuvres littéraires.

Chapitre 1 : Le jeu et sa fonction.

Partant du constat selon lequel le modèle de la communication escamote le rapport entre le texte et le lecteur et considérant la complexité du processus de lecture, Michel Picard construit le projet qui consiste à assigner un statut épistémologique à la lecture.

Pour cela, il assimile la lecture, qui peut remplacer toutes les activités ludiques,  à un jeu, « refoulé  des études littéraires ».

Cela implique la nécessité de clarifier la définition du jeu, marquée par une idéologie : les oppositions binaires telles celles opposant le temps utilisé et le temps perdu, le travail et le loisir, le sérieux et le ludique, témoignent du relatif mépris à l’égard du jeu. Analysant les différentes définitions proposées par Huizinga, Caillois, Chateau, Freud, Pontalis et Benvéniste, Michel Picard fait ressortir les différentes notions et les différentes valeurs qui gravitent autour du jeu et pose une théorie minimale  : « (…) le jeu, en relation manifeste avec la symbolisation, serait à la fois défensif et constructif ; procurant une maîtrise particulière (…) il s’agirait d’une activité absorbante, incertaine, ayant des rapports avec le fantasmatique, mais également avec le réel, vécue donc comme fictive, mais soumise à des règles. Sa gamme s’étendrait des manifestations les plus archaïques et spontanées aux recherches les plus compliquées, de paidia, Kredati, jocus, à ludus, ou, si l’on veut bien adopter ce vocabulaire, en hommage à Winnicott, du playing (à l’exclusion du fooling ) aux games ( à l’exclusion du gambling, du moins s’il est massivement dominé par le hasard et/ou l’appât du gain). »

C’est à partir de cette théorie du jeu que Michel Picard va concevoir la lecture.

Interlude 1 La maison de Claudine Structuration d’une aire de jeu.

Il s’interroge d’abord sur le protocole de lecture établi à l’entrée du livre ; le lecteur ne sait pas quelle attitude  de lecture adopter : s’agit-il d’un roman ? d’une autobiographie ? Le titre de chaque chapitre fait apparaître chacun d’eux comme une fable autonome, même si le lecteur présuppose des effets de montage. La description de la maison et du jardin souligne, symboliquement, le jeu des antagonismes mis en place dans le récit. L’enjeu consiste, pour le « je » qui joue entre le pôle du Père et le pôle de la Mère, à se trouver. La maison de Claudine entre en relation avec le livre La maison de Claudine que le lecteur tient en main et souligne l’importance du littéraire pour la narratrice, pour le lecteur.

Chapitre 2 : Le besoin de lire ou le sujet.

L’interlude consacré à La maison de Claudine ayant donné une idée de ce qui se joue dans un texte, Michel Picard s’interroge sur le besoin de lire en  considérant la lecture comme une activité ludique et en prenant en considération les différentes fonctions du jeu.

La lecture est un jeu sérieux qui exige la concentration du lecteur ; c’est une activité mentale, indispensable pour construire le sens. En effet, les blancs du texte appellent la collaboration du lecteur : « (…) tout texte a du jeu, et sa lecture le fait jouer (…) ». A partir du moment où il refuse les suturations automatiques, stéréotypées, le lecteur s’approprie le texte et s’y construit. Si l’on s’en réfère au triangle saussurien, à l’évidence, les signifiants textuels renvoient à des signifiés codés et, en ce sens, la lecture est une activité contrainte ; néanmoins, ces mêmes signifiants  renvoient  le lecteur à son histoire personnelle  et, en ce sens, la lecture est une activité libre : connotations, glissements paradigmatiques, souvenirs…interviennent dans l’appropriation du texte par le lecteur. Comme l’affirme Michel Picard, « C’est bien de lui qu’il est question. Il ne subit pas sa lecture : il la produit ; et il joue gros jeu. ».

Considéré comme un moyen de détourner l’agressivité par l’instauration de règles, le jeu a une fonction cathartique ; la lecture offre des mécanismes comparables : par exemple,  les méchants qui apparaissent dans les textes littéraires focalisent le phénomène de projection que l’on peut observer dans le jeu. Par un processus complexe d’identification, la lecture permet la structuration du sujet : ainsi, en narratologie, le manque initial qui thématise de façon stéréotypée le deuil premier, est-il un moyen pour le lecteur de sublimer de façon cathartique sa libido. Les mécanismes de sublimation, au cœur du jeu et de la lecture, permettent la structuration du sujet.

Interlude 2 : Le diamant de la reine Lecture, réparation et identité, d’après Les Trois mousquetaires.

Michel Picard montre que le genre littéraire détermine un protocole de lecture car celle-ci est encadrée par des stéréotypes, tels ceux que l’on peut trouver, en l’occurrence, dans les romans d’aventure ou dans les romans d’apprentissage. La question fondamentale posée par Les Trois mousquetaires porte sur l’identité du quatrième mousquetaire : d’Artagnan fait son chemin, et cherche, grâce à différentes figures, à se construire.

Ce récit subjugue le lecteur et fonctionne, aujourd’hui encore, comme « une machine à décerveler ».

Chapitre 3 : L’illusion ou l’entre-deux.

Michel Picard part du constat selon lequel il existe un vide théorique sur le statut de l’illusion, généralement considérée de façon péjorative, comme le mensonge ou la fiction. Pourtant, d’un point du vue étymologique, l’illusion est une « entrée en jeu ». Il se propose alors d’envisager l’illusion en littérature sous l’angle du jeu et s’interroge sur la nature de son pouvoir.

Les conduites de simulacre, différentes des conduites d’imitation, renvoient au problème de l’identification, définie comme « métempsychose provisoire » du lecteur qui se met dans la peau d’un personnage en situation. Michel Picard souligne que l’identification est « indéfiniment protéiforme », c’est-à-dire que le lecteur s’identifie à des situations, des structures, lesquelles se modifient au cours du récit.

Par ailleurs, Michel Picard fait remarquer que tout jeu suppose un enjeu inconscient ; comme dans le rêve, la lecture renvoie à un contenu latent, un « inconscient du texte ». De ce fait,

«  (…) tout lecteur, qu’il le sache ou non, lit autre chose que ce qu’il pense lire ». Les formules utilisées pour désigner ce « contrat de méconnaissance » -image dans le tapis, palimpseste…- renvoient à ce non-dit ; Michel Picard, quant à lui, préfère parler de « lecture archéologique spontanée ».

La lecture, comme le jeu, suppose une mise à distance et se déroule dans un univers à part où la distinction entre vrai et faux n’est plus pertinente. Le lecteur, comme le joueur, se dédouble en un sujet « liseur », pour lequel le monde extérieur ne cesse d’exister, et un sujet « lu », qui obéit au principe du plaisir et s’abandonne. Le lecteur, à la fois liseur et lu, croit et ne croit pas à la réalité de l’illusion : « Je sais bien que ce n’est pas vrai, mais je ne veux pas qu’on me le dise ». Des conventions, des contrats canalisent la lecture et protègent le lecteur des dérives hallucinatoires ; la lecture fonctionne selon des règles de jeu  qu’il faut analyser.

Interlude 3 : Les châteaux de duc.  Roman et épreuve de réalité ludique, d’après La fête.

Michel Picard souligne, parmi toutes les règles de jeu, le rôle du titre qui programme, d’une certaine façon, la lecture. Deux plans structurent ce roman : les fantasmes et les épreuves fictives de réalité. Trois versions du fantasme se succèdent et structurent le roman ; cependant la suite des trois épreuves interfèrent avec les différentes unités romanesques. L’enjeu de ce roman porte sur la fonction du jeu littéraire : l’écriture, exhibée comme fantasmatique, permet au lecteur d’entreprendre le même apprentissage que le héros médiateur.

Chapitre 4 : Les visages de l’altérité ou l’objet.

Michel Picard envisage les différents appareils représentatifs qui organisent la réception des textes littéraires et structurent les systèmes d’interprétation. Selon lui, la relative subjectivité des lectures est un fait incontestable ; par ailleurs, les décalages entre les facultés de jouer propres à chaque individu conditionnent les pratiques de lecture. Comme on parle du jeu d’un musicien, on peut parler du jeu d’un lecteur, en ayant soin de ne pas occulter la relation, le lien entre le texte et le lecteur :  faisant allusion à la ficelle du jeu Fort-da tel que l’a présenté Freud, Michel Picard affirme que « le livre n’est peut-être pas tout à fait un jouet, mais le regard du lecteur, qui joue de la relation et l’éprouve, a bien quelque chose de cette célèbre ficelle ».   En ce sens,  l’activité de lecture est  «  peu compatible avec une assimilation subjectiviste » car « le texte résiste ».  La scène archétypale du Fort-Da atteste de l’existence d’un monde extérieur et fait surgir l’altérité.

La lecture, comme activité ludique, se définit par un ensemble de règles,  certaines d’entre elles acquises empiriquement, à l’insu du lecteur et dont il faut prendre conscience dans la mesure où elles régissent des protocoles de lecture très variés. Par exemple, ce ne sont pas des critères textuels qui vont spécifier une position de lecture, mais la notion de genre ; Michel Picard souligne que lecture de fiction et lecture d’information ne diffèrent  parfois que par ces positions de lecture à tel point que des textes, autrefois lus comme scientifiques ou philosophiques le sont aujourd’hui comme littéraires. Il distingue deux grandes catégories de règles –game et playing- dont l’association est un des caractères fondamentaux de la lecture. Par rapport aux règles, tout le monde triche ; en ce qui concerne la lecture, la tricherie est de règle, hors de toute éthique.

Interlude 4 : Le trésor de Némo. La double face des tricheries.

Michel Picard analyse ce roman qui exerce toujours une très forte séduction afin de comprendre les raisons d’une telle emprise, d’évaluer les effets et de poser la question du littéraire. Dans la perspective du jeu,  un « écheveau de tricheries »  -entorses au règles romanesques et aux règles de jeu posées par Jules Verne lui-même- mystifie le lecteur qui lit sur le mode du rêve éveillé et ne peut sortir de l’idéologique.

Chapitre 5 : Jeux littéraires et dialectiques ludiques.

La lecture est un jeu élaboré ; la mise en abyme, caractéristique des textes qui prescrivent une réception réflexive, est une particularité qui peut être, selon lui, étendue à tous les textes littéraires. Michel Picard justifie sa position en arguant du fait que les premiers contacts langagiers sont ludiques et que l’enseignement littéraire est fondé sur cette créativité. La poésie, « forme concentrée de littérature », attire tous ces jeux. Pour Michel Picard, « toutes les formes de ce que nous appelons aujourd’hui littérature ont jadis été considérées comme des jeux ». 

Le lecteur, lui aussi, est invité à jouer à partir du moment où il conçoit le texte comme un jeu ; à lui d’en découvrir les règles et de les faire fonctionner. De ce fait, toute lecture est interprétative, qu’il s’agisse de la lecture du critique professionnel ou de la lecture de l’amateur. En conséquence, il devient impossible de se contenter d’une lecture unique d’un texte littéraire. Le lecteur est donc invité à jouer, mais pour jouer, il faut accepter d’entrer dans le jeu, de jouer le jeu : « Il faut donc revenir au texte, à sa dure résistance ». Ainsi conçue, toute lecture est un engagement qui implique un dédoublement du lecteur : Michel Picard distingue trois instances : le liseur  maintient le contact avec le monde extérieur, le lu s’abandonne aux émotions suscitées par le texte et le lectant, instance ludique en relation avec les deux autres instances.

Interlude 5 Les parures de l’Autre ou Comment s’articule la lecture.

Michel Picard analyse la première rencontre entre Julien Sorel et madame de Rênal comme une épreuve  dans le parcours existentiel du héros : Le Rouge et le Noir fonctionne comme un roman d’apprentissage dont l’infrastructure est fantasmatique par le déni des différences sociales et sexuelles entre les deux personnages. Cependant, des signes textuels désignent le fantasme comme tel et mettent en alerte le lectant qui ne peut appliquer automatiquement des grilles de lecture idéologiques préfabriquées : il ne s’agit pas seulement d’une rencontre romanesque. Le jeu de la lecture est beaucoup plus complexe et  Michel Picard s’interroge alors sur les conditions nécessaires pour parler de lecture littéraire.

Chapitre 6 : La lecture littéraire.

Partant du constat de la déconsidération de l’Esthétique, Michel Picard souligne combien l’évaluation esthétique devient difficile au point d’effacer les frontières entre littérature et infra-littérature.

La question soulevée porte alors sur les signes extérieurs de littérarité : y a-t-il des critères qui permettent de distinguer les textes littéraires ? Michel Picard définit d’abord comme littéraires les corpus considérés comme tels et il souligne, à cet égard,  le rôle normalisateur de l’Ecole.

Par ailleurs, il fait remarquer que certains traits ont été considérés comme distinctifs : entre autres,  la densité sémantique d’un texte, le travail sur le signifiant, la métatextualité, l’autoréférentialité. Autant de traits pertinents qui appartiennent tous au domaine du jeu.

Puis il souligne la nécessité de considérer la lecture comme un jeu pour le lecteur ; à cet égard, la position de l’Esthétique de la réception par rapport au problème de la littérarité est déterminante dans la mesure où elle a entraîné le déplacement de la question dans la lecture, qui, selon Michel Picard, décide du littéraire : « En littérature, toute évaluation esthétique passe par la lecture (…) ».

L’effet littérature n’est concevable que pour un lecteur expérimenté, un joueur averti : « L’évaluation artistique est nécessairement comparative. Même intériorisé par l’écrivain, le jugement porté sur la partie jouée, ou en train, est un jugement social, collectif, s’appuyant virtuellement sur toutes les parties déjà jouées. » Michel Picard insiste sur le fait qu’une « performance lectrice » implique une compétence culturelle, comme une partie d’échecs s’évalue par rapport à toutes celles qui l’ont précédée. L’importance culturelle de la réécriture, comme jeu littéraire, et le concept, plus récent, d’intertextualité permettent une approche nouvelle du phénomène littéraire et de la lecture : « Jouer le jeu de la lecture littéraire, dans cette perspective de réécritures, c’est donc être capable d’apprécier la virtuosité exhibée, le jeu de l’interprète d’une partition connue. L’amateur est nécessairement un connaisseur. »

Michel Picard fait remarquer que certaines lectures – Proust, Kafka…- périment les anciens modes de lecture, mais offrent de nouvelles possibilités  de jeu sur les anciens textes. La qualité littéraire d’un texte réside alors dans le rapport ludique que le lecteur entretient avec le texte.

Interlude 6 : La prodigalité d’Emma Bovary. L’enjeu des lectures.

Centré sur Emma, ce récit a souvent été défini comme un livre sur les livres, lesquels offrent des systèmes de références pour les différents personnages. Michel Picard le définit comme un roman « sur l’emprise idéologique » : Flaubert propose « un démontage ludique des mécanismes et des pièges de l’idéologie » afin de produire  une lecture démystificatrice. Le montage critique opéré par Flaubert provoque une dissonance qui permet au lecteur d’échapper à la fascination. Ainsi, la scène des comices agricoles montre la fascination d’Emma à l’égard du discours de Rodolphe et la fascination de la foule à l’égard du discours de l’orateur ; l’entrelacement des deux discours est un montage qui provoque une dissonance et sollicite l’activité du lectant. Dans ce roman, l’équilibre établi entre  participation et distanciation génère une activité de lecture optimale pour les trois instances du lecteur.

Chapitre 7 : Qui joue à la littérature ?

 Concevoir la lecture comme jeu a permis à Michel Picard de faire comprendre le besoin, le plaisir et les effets de la littérature. Définir la littérature comme une activité ludique mobilisant les trois instances lectrices lui permet de faire des propositions relatives à son enseignement.

Il fait remarquer qu’il n’y a pas d’enseignement méthodique institutionnel permettant d’aboutir au plaisir esthétique.  Par ailleurs, l’inconsistance du statut de la littérature dans l’enseignement fragilise son approche, d’autant plus qu’il n’y a pas, dans la nomenclature officielle, de spécialistes de la littérature.

Michel Picard propose alors « d’apprendre à jouer à ça » ; mais, comme pour jouer à quelque jeu que ce soit, il faut connaître les règles, pour jouer à la littérature, il faut savoir bien lire.

En ce qui concerne la formation des enseignants, Michel Picard préconise de les exercer à envisager la littérature « du point de vue de ses effets » et à concevoir un enseignement qui procure, dès la maternelle, un apprentissage des règles ; pour atteindre cet objectif, les enseignants devront proposer des exercices renforçant la dialectique entre les trois instances lectrices.

 

Compte rendu de lecture établi par Martine Marzloff (mars 2007)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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