Eco, Lector in fabula
Eco s'interroge sur le rôle du lecteur : comment coopère-t-il pour interpréter le texte ? comment les contraintes structurelles du texte régissent-elles l'interprétation ?
Umberto Eco, Lector in fabula Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs
(traduction Par Myriam Bouzaher, Editions Grasset, 1979, 315 pages)
Compte-rendu de lecture établi par Martine Marzloff INRP.
Introduction
Umberto Eco expose le point de départ de sa recherche : il s’agit de s’interroger sur la façon dont une œuvre d’art peut à la fois postuler une libre intervention interprétative et des caractéristiques structurelles qui règlent l’ordre des interprétations ; cette question renvoie donc à une pragmatique du texte ou esthétique de la réception.
Le projet visé par Lector in fabula est de traiter le phénomène de la narrativité exprimée verbalement en tant qu’interprétée par un lecteur coopérant : il s’agit d’expliquer comment on comprend un texte.
Texte et encyclopédie.
Umberto Eco rappelle qu’un texte a des propriétés qui ne sont pas celles d’une phrase ; en conséquence, le texte ne peut être abordé uniquement à partir d’une grammaire de phrase : il faut, par exemple, tenir compte de la situation d’énonciation pour prendre une décision interprétative. Néanmoins, tout lecteur peut, à partir d’une phrase, inférer des situations d’énonciation possibles : pour comprendre un texte, on ne se réfère pas uniquement aux règles d’une grammaire de l’énoncé. C’est pourquoi la notion d’ « encyclopédie » est préférable à la notion de « dictionnaire ».
Fondements de la coopération textuelle.
Umberto Eco explique ensuite les notions de contexte et de co-texte ; il emploie le mot « contexte » lorsqu’il y a co-occurrence avec d’autres termes d’un même système, et le mot « co-texte » lorsqu’il y a concrètement co-occurrence avec d’autres termes : « les sélections contextuelles prévoient des contextes possibles, lorsqu’ils se réalisent, ils se réalisent dans un co-texte ». Ainsi, le drapeau rouge peut référer, dans l’encyclopédie, soit au chemin de fer soit à une manifestation politique ; selon les circonstances d’énonciation, le lecteur interprétera différemment ce terme. Le sémioticien précise ensuite que tout énoncé requiert un co-texte, lequel assigne à un lexème donné ses possibilités de fonctionnement dans un texte donné.
Umberto Eco définit ensuite le texte comme une expansion d’un sémème : le texte est une « machine paresseuse » qui exige un travail coopératif du lecteur pour remplir les « blancs ». En conséquence, le texte laisse ses contenus à l’état virtuel en attendant une actualisation par le lecteur : le texte est toujours « réticent » car il présuppose une coopération interprétative.
Le problème, c’est que l’encyclopédie à laquelle se réfère le lecteur pour interpréter le texte est inaccessible dans la mesure où, tout signe renvoyant à un autre signe, la régression est infinie : il faut alors poser une limite logique à l’impossible exhaustivité.
Le lecteur modèle.
A partir de là, on peut envisager la direction dans laquelle orienter une pragmatique du texte : on peut choisir de privilégier les circonstances d’énonciation, les rapports avec le co-texte, les présuppositions mises en œuvre par l’interprète, le travail inférentiel d’interprétation du texte, lequel impose le choix de limites, c’est-à-dire qu’une sémiosis doit devenir maniable.
Se pose alors la question du rôle du lecteur. En effet, le texte doit être actualisé par le destinataire puisqu’il est incomplet, tissu de « non-dit », de « blancs », d’interstices à remplir ; le lecteur doit actualiser sa propre encyclopédie pour que le texte vive d’une « plus-value de sens » construite par le lecteur. Ainsi, le texte suppose une initiative interprétative du lecteur même si une marge d’univocité est nécessaire.
Se pose alors la question de savoir comment le texte prévoit le lecteur. En effet, la compétence du destinataire peut être différente de celle de l’émetteur et, pour éviter les interprétations aberrantes, le sort interprétatif du texte doit faire partie de son propre « mécanisme génératif » : le texte doit mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre et les événements fortuits ; ainsi, la carence encyclopédique du lecteur peut être prévue dans le texte. L’auteur prévoit donc un lecteur modèle capable de coopérer à l’actualisation du texte ; c’est-à-dire qu’il agit dans le texte de façon à construire ce lecteur modèle. A ce propos, Umberto Eco souligne la différence entre « textes fermés », qui ciblent un lecteur, et « textes ouverts », qui le contrôlent moins.
Niveaux de coopération textuelle.
Auteur et lecteur apparaissent ainsi comme des stratégies textuelles : la coopération textuelle ne se fonde pas sur les intentions des sujets empiriques, mais sur les intentions virtuellement contenues dans l’énoncé. Par exemple, le fait d’employer le mot « russe » plutôt que « soviétique » permet d’activer une connotation idéologique particulière, laquelle doit être attribuée à l’intention de l’auteur modèle, indépendamment de l’auteur empirique : « La coopération textuelle se réalise entre deux stratégies discursives et non entre deux sujets individuels. » Pour actualiser ces stratégies discursives, le lecteur confronte la manifestation linéaire du texte au système de règles fournies par la langue et par l’encyclopédie à laquelle cette langue renvoie. Ce système renvoie à une compétence encyclopédique ; ainsi en est-il, par exemple, des règles de co-référence. Par ailleurs, tout texte est lu par rapport à d’autres textes : il s’agit alors de compétence intertextuelle. Dans une culture donnée, le lecteur construit de inférences en fonction des scénarios intertextuels dont il dispose. Il ne privilégie que certaines propriétés, et en garde d’autres « sous narcose » : par exemple, à partir du lexème « monsieur », le lecteur peut privilégier ou non les sèmes « mâle », « anatomie », « pancréas »… selon le texte dans lequel il rencontre le lexème, traité d’anatomie ou autre. Les stratégies discursives.
Les stratégies discursives sont actualisées en fonction des « topics » textuels, qui orientent les actualisations. Par exemple, dans l’histoire du Petit Chaperon Rouge, le topic « rencontre d’une petite fille avec le loup dans un bois » oriente les actualisations permises par le texte, mais c’est une hypothèse dépendant de l’initiative du lecteur. Ainsi, à partir du « topic », le lecteur privilégie ou narcotise certaines propriétés du texte, construisant une cohérence interprétative dite isotopie, laquelle a une fonction de désambiguïsation. Par exemple, dans les énoncés « Le chien aboie. » et « Le commissaire aboie. », les catégories sémantiques « humain / canin » permettent une sélection contextuelle pour l’interprétation. Le « topic » est une hypothèse coopérative pour déterminer les sélections contextuelles à opérer en fonction des scénarios ; l’isotopie renvoie à la cohérence d’un parcours de sens.
Les structures narratives.
Umberto Eco revient ensuite sur l’opposition établie par les formalistes russes entre la fabula et le sujet : la fabula renvoie au schéma de la narration, à la logique des actions et à la syntaxe des personnages ; le sujet renvoie à l’histoire telle qu’elle est racontée, avec les décalages temporels, les descriptions, les digressions…Pour Umberto Eco, la fabula est une isotopie narrative que l’on construit au niveau d’interprétation que l’on juge le plus fructueux, de la micro-proposition narrative à la macro-proposition narrative : le lecteur lit toutes les entités au même niveau de cohérence sémantique ; pour actualiser une structure narrative, il part d’un topic qui lui sert de clef de lecture.
Prévisions inférentielles.
Umberto Eco précise que le lecteur ne peut actualiser la fabula selon des décisions arbitraires ; il doit respecter des lois sémantiques : il actualise des propositions « consistantes » en prévoyant les changements d’états produits par l’action. Un texte narratif introduit des signaux textuels pour souligner les disjonctions importantes et préparer les attentes du lecteur modèle. Celui-ci est amené à collaborer au développement de la fabula en faisant des prévisions, en anticipant les stades successifs : le lecteur configure un état de choses possible soit « des mondes possibles ». Comparant la lecture à un jeu d’échec, Umberto Eco explique qu’une partie d’échec est un ensemble de possibilités permises par la structure de l’encyclopédie du jeu d’échec : le joueur / lecteur envisage toutes les possibilités objectivement reconnaissables comme admises et il choisit celle qu’il croit la meilleure, spéculant subjectivement sur la façon dont le joueur d’échec réagira subjectivement aux possibilités offertes par le réseau.
Par ailleurs, pour faire des prévisions, le lecteur doit sortir du texte : il doit recourir à des scénarios communs ou intertextuels. Ce sont ces échappées hors du texte qu’Umberto Eco appelle « promenades inférentielles », lesquelles sont dirigées par le texte qui fait pression sur le lecteur pour qu’il construise ses prévisions dans une certaine direction.
Structures des mondes.
La notion de « mondes possibles » est un instrument sémiotique qui permet de parler des prévisions du lecteur en accord avec les indications données par le texte. Un « monde possible » est une construction culturelle, qui n’est jamais totalement détaché du monde réel de l’encyclopédie du lecteur. Construire un monde possible, c’est assigner des propriétés : dans un monde textuel, les propriétés qui sont privilégiées par le lecteur sont celles qui apparaissent essentielles par rapport au « topic » textuel qui établit la structure minimale du monde en discussion. La construction d’un monde de référence dépend donc d’un « topic » textuel qui établit quelles sont les propriétés qui doivent être prises en considération, quelles sont celles qui peuvent être narcotisées. Par exemple, s’il est impossible de créer un individu « célibataire et marié », il est possible, dans un ouvrage de science-fiction, de présenter une machine à dématérialiser un objet, mêmes si cela contredit les lois naturelles de notre monde de référence : il suffit, pour cela, de la nommer.
Dans une fabula, le monde possible est donc celui affirmé par l’auteur. Selon les genres littéraires, le lecteur peut construire différents mondes de référence, en faisant des hypothèses sur le genre narratif, lequel détermine la construction de ces mondes de référence.
Structures actancielles et idéologiques.
Quand une structure actancielle est investie de jugements de valeurs ou d’oppositions axiologiques, alors on peut dire qu’un texte exhibe une idéologie. C’est le lecteur, qui, par ses choix, va décider des grandes oppositions idéologiques. Par exemple, Mystères de Paris a fonctionné de façon telle que des lecteurs prolétaires ont actualisé un discours réformiste en discours révolutionnaire. Le lecteur peut également être amené à mettre en lumière un discours que l’auteur ne pouvait pas vouloir dire.
Interpréter, pour Umberto Eco, c’est bien actualiser sémantiquement tout ce que le texte veut et peut dire à travers la coopération du lecteur modèle.
Remarques
Cet ouvrage théorique est fondamental dans la perspective de recherches en littérature : il pose et explique les principaux concepts en vigueur utilisés par les théoriciens de la littérature.