Jauss
Esthétique de la réception : La théorie de H.R. Jauss est articulée autour du concept d'horizon d'attente du lecteur. L'enjeu concerne la fonction de la littérature et l'expérience esthétique.
Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Préface de Jean Starobinski, Gallimard, 1972
Préface de Jean STAROBINSKY.
Jean Starobinski souligne l’intérêt de l’ouvrage de Hans Robert Jauss, théoricien de la réception, lequel permet d’articuler théorie et recherche appliquée. La question essentielle posée par H.R. Jauss porte sur la fonction de la littérature, en particulier dans notre rapport aux textes du passé. Ses propositions présentent un intérêt majeur pour l’institution universitaire dans la mesure où elles légitiment l’histoire littéraire après révision de son statut. En effet, l’histoire littéraire a trop souvent passé sous silence la fonction historique du lecteur ; or, celui-ci adopte ou rejette les œuvres proposées. Assumant l’héritage d’Aristote et de Kant qui ont élaboré des esthétiques fondées sur les effets de l’art sur le destinataire, H.R. Jauss crée une esthétique de la réception fondée sur le lecteur. Le problème qui se pose alors au théoricien est celui de faire du lecteur un objet d’étude : en effet, si seul l’acte de lecture assure la concrétisation de l’œuvre, comment l’analyser précisément ?
L’une des idées fondamentales sur lesquelles se construit la théorie de la réception est celle de l’inscription de la figure du lecteur dans l’œuvre : celle-ci crée une attente car elle s’insère nécessairement dans un contexte de références, de caractéristiques, de systèmes de valeurs. Ainsi, la réception de l’œuvre est-elle guidée par les attentes créées par les œuvres antérieures. Le lecteur dont parle H.R. Jauss est un lecteur ordinaire qui goûte le texte et garde en mémoire cette expérience lorsqu’il fait une interprétation réflexive.
La notion d’horizon d’attente, qui vient de Husserl, joue un rôle essentiel dans la théorie de la réception : pour comprendre l’effet d’une œuvre, il est nécessaire de reconnaître l’horizon antécédent avec ses valeurs. En effet, une œuvre se situe en continuité ou en rupture par rapport à une tradition et l’expérience des lecteurs renvoie à la perception d’une conformité ou d’un écart par rapport à cette tradition.
Pour H.R. Jauss, la réception est un processus dynamique qui transforme, d’âge en âge, les concrétisations d’une œuvre et en modifie les valeurs et le sens. A l’évidence, une tension existe entre l’horizon du présent – à partir duquel s’effectue la réception de l’œuvre passée - et l’horizon du passé, à jamais révolu ; néanmoins, l’horizon du présent provient du passé et la compréhension d’une œuvre du passé résulte de la « fusion des horizons » , expression que H.R. Jauss emprunte à Gadamer. Ce dernier affirme que les œuvres classiques assurent le passage d’un horizon à l’autre ; H.R. Jauss récuse partiellement cette conception qui ne prend pas en compte l’aspect ouvert du rapport entre la production et la réception ; néanmoins, il garde l’idée que l’œuvre est une réponse à une question. Le lecteur, à son tour, questionne l’œuvre, reconnaît la question posée et comprend comment elle s’articule avec la réponse proposée. Ainsi, l’œuvre survit par les questions nouvelles qui lui sont posées, dans un contexte historique différent ; les questions successives la modifient au point parfois, de générer une autre œuvre, apportant une réponse inouïe. Cette chaîne d’interprétations est le fait de lecteurs ordinaires, sans lesquels ne peut se comprendre le destin des œuvres. De ce fait, H.R. Jauss est amené à distinguer l’effet – déterminé par l’œuvre et, par conséquent, ancré dans le passé- de la réception – ancré dans le présent du destinataire.
Les études qui complètent la théorie de la réception permettent d’élargir le champ d’analyse afin d’atteindre, au plus près, l’expérience esthétique, à travers les différentes modalités de participation ou d’identification requises par les œuvres. En particulier, H.R. Jauss défend le principe de « jouissance esthétique », souvent condamné, afin de restaurer la fonction communicative de l’art.
Le texte de H.R. Jauss se divise en cinq parties suivies d’une postface.
Première partie
La première partie intitulée « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire » propose une rétrospection historique afin de percevoir les enjeux actuels d’une histoire littéraire, discréditée ; il s’agit de retrouver une dimension historique perdue (avec le structuralisme), laquelle ne peut être retrouvée que si elle révisée par de nouveaux objets d’investigation.
H. R. Jauss part du constat selon lequel l’histoire littéraire, conçue comme une chronologie d’œuvres ou d’auteurs, a perdu tout prestige, et cela au sein même de l’institution universitaire qui ne sait quel enseignement en tirer.
Le théoricien centre son analyse de l’histoire littéraire sur l’antagonisme qui sépare le marxisme du structuralisme.
La théorie marxiste dénie à l’histoire littéraire toute autonomie ; c’est une théorie fondée sur le principe du reflet : l’œuvre d’art représente le réel. Or, H.R. Jauss conteste cette conception car, selon lui, l’œuvre d’art n’est que partiellement réductible aux mécanismes sociologiques ou économiques : comment, sinon, comprendre que l’art puisse survivre à son infrastructure ? comment comprendre qu’une œuvre –reflet d’un état social dépassé- puisse procurer un plaisir esthétique ? L’esthétique marxiste ne tient pas compte du fait que l’œuvre d’art est constitutive de la réalité. C’est pourquoi Werner Krauss définit l’œuvre littéraire comme le lieu où naît la société à laquelle elle s’adresse. Karel Kosik, quant à lui, considère qu’une œuvre vit seulement si elle agit dans une conscience réceptrice. Pour ces deux théoriciens auxquels se réfère H.R.Jauss, l’œuvre d’art n’a pas qu’une fonction représentative ; elle existe par l’effet qu’elle produit. En conséquence, on ne peut construire une histoire littéraire fondée uniquement sur la succession des œuvres ou des sujets producteurs ; il est nécessaire de prendre en compte les sujets récepteurs et le rapport entre production et réception. En ce sens, l’œuvre d’art est considérée comme un moyen de modifier la perception ou, pour reprendre une expression de Marx, un « moyen de formation de la sensibilité ».
La théorie formaliste fait abstraction des déterminations historiques ou sociales et repose sur l’analyse des formes et des procédés artistiques. En reniant l’automatisme de la perception quotidienne, les formalistes supposent une réception fondée sur la reconnaissance de la forme, du procédé. Pourtant, ils sont confrontés à une historicité qu’ils ne peuvent nier. En effet, la littérarité d’une œuvre se définit par des oppositions formelles à d’autres œuvres ; c’est-à-dire que l’histoire littéraire doit tenir compte des formes qui préexistent et retracer le dynamisme de créations de formes nouvelles. Par ailleurs, faisant référence à Victor Chklovski, H.R.Jauss souligne que les époques, loin d’être homogènes, présentent une diversité formelle qui témoigne d’un mouvement perpétuel des formes. Comme la langue, la littérature vit et se transforme en rapport avec le processus général de l’histoire.
H.R. Jauss propose de surmonter l’antagonisme entre la théorie marxiste et la théorie structuraliste en assumant une dimension négligée par ces deux méthodes, celle de l’effet produit et celle de la réception. L’histoire littéraire ne peut trouver de cohérence que si elle prend en compte le lecteur qui contribue activement à la modification du champ littéraire. Le théoricien propose alors sept thèses qui serviront de bases méthodologiques à la reconstruction d’une histoire littéraire :
1ère thèse : L’historicité de la littérature repose sur l’expérience des lecteurs (effet et réception) ; l’œuvre n’existe pas en soi, elle est à considérer comme une partition qui proposera des résonances nouvelles selon les horizons d’attente.
2ème thèse : Les systèmes de références du lecteur sont objectivement formulables ; cela permet d’échapper au psychologisme qui menace l’analyse de l’expérience littéraire.
3ème thèse : L’écart esthétique entre l’horizon d’attente et une œuvre peut devenir un critère pertinent de l’analyse historique.
4ème thèse : Connaître l’horizon d’attente au moment où l’œuvre a été créée permet de poser les questions auxquelles l’œuvre répondait ; en même temps, construire un lien entre horizon d’attente du passé et horizon d’attente du présent permet de remettre en cause l’idée d’une essence poétique intemporelle et d’un sens établi, figé à jamais.
5ème thèse : L’esthétique de la réception permet de comprendre comment une œuvre est reçue de façon évolutive ; elle permet de la resituer dans une série afin de mesurer son importance.
6ème thèse : Il est possible d’étudier en synchronie une étape de l’évolution littéraire en découvrant le système totalisant la multiplicité et l’hétérogénéité des œuvres d’une époque donnée. Multiplier les coupes synchroniques en diachronie permet de faire apparaître les articulations entre les époques.
7ème thèse : Représenter l’histoire littéraire en synchronie et diachronie permet de comprendre comment se manifeste la fonction sociale de la littérature : l’expérience littéraire intervient dans l’horizon d’attente du lecteur, modifie sa vision du monde et son comportement social.
Deuxième partie
La seconde partie intitulée « Histoire et histoire de l’art » est une analyse de la conception de la notion d’histoire telle qu’elle est construite dans le champ de l’Histoire et dans les différents champs artistiques.
H.R. Jauss part du constat qu’ a priori l’histoire de l’art, en tant que succession chronologique d’œuvres, est plus évidente à percevoir que l’évolution de l’histoire sociale. Cependant, histoire sociale et histoire de l’art ne reposent pas sur les mêmes principes méthodologiques. Après avoir été conçue comme une succession d’œuvres biographiques, l’histoire de l’art s’est présentée, dans sa phase positiviste, sous forme d’études générales sur les courants artistiques. Entre ces deux étapes, l’historisme de l’Aufklärung a permis de considérer le caractère historique, contingent, du Beau. Par ailleurs, une histoire littéraire conçue comme une succession de faits ne permet pas de comprendre pourquoi telle œuvre fait événement, lequel résulte, selon Gadamer, de la fusion de deux horizons, celui de l’auteur et celui du lecteur. Elle fait également disparaître toute communication entre les pôles de la triade constituée par l’œuvre, l’auteur et le public ; or, ce qui caractérise l’historicité de la littérature c’est l’intersubjectivité de la continuité : les liens entre les œuvres sont construits par les sujets de la production et de la réception. En conséquence, une analogie entre Histoire et histoire de l’art peut être établie à partir de la notion d’événement.
A partir de cette analogie, H.R. Jauss explique la position de Droysen, lequel récuse l’idéal objectiviste de Ranke en dénonçant les illusions d’une narration objective des faits et considère l’histoire plus comme un art que comme une science. La première illusion repose sur la notion de série close : le récit historique s’organise de la même manière que la fiction narrative, en ordonnant les éléments selon une cohérence qui ne peut être justifiée que par rapport à une totalité achevée ; or, l’historien ne dispose jamais de la totalité des faits et il ne peut trouver un ordre qu’avec le recul. La seconde illusion repose sur les notions de commencement et de fin : le récit historique explique un fait à partir de l’origine, de la même manière que la fable poétique, telle qu’elle est définie par Aristote. La troisième illusion consiste à croire que l’historien dispose d’une image objective du passé ; or, comme l’affirme Droysen, « les faits seraient muets sans le narrateur qui les fait parler ». Pour Droysen, un fait historique ne peut devenir cohérent que par la vision totalisante d’un observateur, laquelle implique un récit : il y a donc interférence entre le poétique et la méthodologie de l’histoire. Alors que Ranke met en perspective un processus historique sans justifier le parti-pris du narrateur, Droysen affirme que l’exposé historique ne peut être soupçonnée de fictionnalité s’il inclut la conception du narrateur sur les événements qu’il relate.
Construire une histoire de l’art qui soit fondée sur l’interaction entre la production, la communication et la réception et qui soit une médiation entre le passé et le présent suppose la remise en cause de l’objectivisme historique et philologique. Adorno remet en cause une conception de la tradition qui nie l’action des sujets en considérant les œuvres du passé comme des valeurs permanentes ; la transmission ne s’effectue que par l’action d’une conscience réceptrice, toujours située, qui donne un sens nouveau et une nouvelle actualité à une œuvre du passé, laquelle est re-produite, c’est-à-dire produite une nouvelle fois. Si la tradition est une dialectique de la question et de la réponse, comme l’affirme Gadamer, c’est à partir du présent que la question est posée : certaines questions du passé ne se posent plus ou n’intéressent plus. Il n’y a pas de questions éternelles qui expliqueraient la survie d’œuvres du passé, mais une tension entre la question posée à partir du présent du lecteur et la réponse apportée par l’œuvre : cette tension est la condition nécessaire pour maintenir le dialogue entre le passé et le présent. Le structuralisme de Prague a surmonté l’incompatibilité entre l’analyse structurale et l’analyse historique en intégrant dans leur réflexion les modes de perception de l’œuvre, soit la connaissance de normes d’une société. Ainsi, Vodicka s’oppose au dogmatisme esthétique - lequel se fonde sur la reconnaissance de valeurs éternelles - et au subjectivisme radical - lequel se fonde sur la reconnaissance de perceptions individuelles - et défend la conception selon laquelle il est inutile de s’intéresser à toutes les concrétisations d’une œuvre, seules celles qui témoignent d’un conflit avec les normes en vigueur marquent la dynamique des rapports qui s’établissent entre une œuvre et un public. Une histoire de l’art fondée sur l’interaction entre l’auteur, l’oeuvre et le public a une fonction éducative, et par là-même, une dimension sociale. En effet, l’œuvre nouvelle modifie notre vision de l’œuvre ancienne qui est re-produite dans le présent ; en conséquence, l’histoire de l’art peut renouveler, en permanence, son discours qui porte sur l’actualité d’une œuvre, recréée dans la réception.
Troisième partie
La troisième partie intitulée « Petite apologie de l’expérience esthétique » est une conférence donnée par H.R. Jauss en 1972. Dans un contexte polémique portant sur le rôle social de l’esthétique et fortement marqué par les analyses de Hégel qui annonce la fin de l’art, H.R. Jauss prend l’opposition entre la jouissance réceptive –qui renvoie à la notion de loisir- et la réflexion scientifique –qui renvoie à la notion de travail- comme point de départ à sa réflexion apologétique. Il défend la thèse selon laquelle la jouissance est au fondement de l’expérience esthétique ; il se propose alors de considérer cette attitude de jouissance comme objet d’analyse.
Autrefois moyen de posséder le monde, la jouissance esthétique est aujourd’hui discréditée : ainsi Adorno, même s’il reconnaît les limites d’un art ascétique, est-il très virulent contre l’attitude de jouissance esthétique, responsable, selon lui, du développement industriel de la culture. Même la théorie de la réception qui conçoit la réflexion esthétique comme un préalable à la réception néglige, de fait, l’expérience esthétique spontanée. H.R. Jauss réexamine la notion de jouissance dans une perspective kantienne : sa conception du loisir désintéressé permet une libération par l’imaginaire de toutes les contraintes. Cet éclairage conduit H.R. Jauss à émettre la thèse suivante : la libération effectuée par l’expérience esthétique s’accomplit sur la conscience comme activité créatrice d’un monde propre, sur la conscience comme activité réceptrice d’une nouvelle perception du monde et sur la réflexion esthétique par adhésion à un jugement ou à des normes. Cette thèse repose sur trois concepts-clés de la tradition esthétique : le concept de poesis qui renvoie au pouvoir de transformer le monde en œuvre, le concept d’aisthesis, qui renvoie à la capacité de renouveler la perception et le concept de catharsis, qui permet à l’homme de retrouver une liberté de jugement esthétique. H.R. Jauss fait remarquer que ces trois concepts n’expliquent pas la raison pour laquelle la valeur éthique et cognitive de l’art a été discréditée, comme en témoigne l’histoire de l’expérience esthétique, de Platon à Adorno. Des tentatives isolées, telles celles de Marcuse qui a la volonté de réhabiliter la jouissance esthétique, s’élèvent contre le mépris séculaire de l’expérience sensible. Ainsi, Paul Valéry définit-il l’art comme pouvoir de fabriquer ; mais cette activité de construction repose sur un savoir. Chez lui, le concept de pouvoir poétique renvoie à une seule opération où le pouvoir s’expérimente dans l’agir. Dans Eupalinos ou l’architecte, il affirme que l’activité de l’artiste est un agir porteur de son propre savoir : l’idée se manifeste dans la production ; en conséquence, l’observateur ne se trouve pas face à la Beauté, selon l’idéal platonicien, mais, libre, face à un objet achevé qui renvoie à un des possibles, parmi d’autres. Pour Valéry, la perception esthétique a une fonction cognitive : c’est un processus d’apprentissage qui ne requiert aucune capacité particulière, si ce n’est une vision libérée de tout ce qui la détermine à l’insu du sujet. Il invite donc le spectateur à se débarrasser de tous les clichés, de tous les savoirs qui obstruent la vision pure : par exemple, résister à l’identification des choses sur un tableau, mais céder à la présence de taches de couleurs ; par exemple, se défaire de l’aspect coutumier des choses, mais participer à l’élaboration d’un monde qui se construit dans le tableau par une perception constructive, exploratoire.
Le dernier point examiné par H.R. Jauss est celui de la fonction de communication de l’art : le problème porte sur l’opposition entre la jouissance et l’action, soit entre l’attitude esthétique et la pratique morale. La thèse qu’il défend consiste à soutenir que l’expérience esthétique est amputée de sa fonction sociale si elle ne prend pas en compte l’identification esthétique spontanée, celle qui touche, bouleverse. C’est grâce à des phénomènes d’identification émotionnelle que l’art transmet, dans le respect des libertés, des valeurs. Que l’on considère la jouissance esthétique comme un appât (position de Freud) ou comme un risque ( position de Kant), il est nécessaire de chercher à comprendre comment l’expérience esthétique débouche sur l’action. Aux deux types d’identification définis par Aristote, l’identification admirative et l’identification par sympathie, H.R. Jauss oppose l’identification cathartique fondée sur la discontinuité entre l’attitude esthétique et la pratique morale ; les modèles d’identification sont à mettre en rapport avec des normes de comportement. En ce qui concerne le rapport aux normes, l’expérience esthétique permet d’établir un consensus ouvert, plus facile à construire socialement qu’un modèle d’argumentation logico-dialectique, et base de toute activité communicationnelle.
Quatrième partie
La quatrième partie intitulée « La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d’aujourd’hui » est consacrée à l’examen de la question de la modernité, telle qu’elle a été perçue à différents moments de son histoire.
H.R. Jauss commence par situer historiquement le terme « modernité » dont la première attestation se trouve dans Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, mais qui devient un mot d’ordre à partir de Baudelaire. Utilisé pour traduire la conscience qu’ont certains artistes de leur originalité par rapport à leur époque, le terme renvoie à un phénomène récurrent, qui ne peut caractériser un moment historique précis : on pourrait parler d’une série de Querelles des Anciens et des Modernes, et ce, depuis l’Antiquité. Pour comprendre comment se manifeste la conscience d’un passage, H.R. Jauss retrace l’évolution du mot. Le terme « modernus », attesté pour la première fois au Vème siècle, a d’abord un sens technique : dérivé de « modo », qui signifie « à l’heure actuelle », il désigne « un moment présent dans l’actualité historique ». Ainsi Cassiodore oppose-t-il Antiqui et Moderni ; la modernité du temps s’oppose à l’exemplarité du passé : chez lui, l’opposition est fondée sur l’admiration pour les Anciens et l’idée de progrès ou de décadence n’apparaît pas. Au IXème siècle, le terme « modernus » caractérise la renaissance carolingienne. Au XIIème siècle, le fait d’écrire en latin et en langue romane donne aux Moderni le sentiment d’un épanouissement culturel, d’un dépassement de l’Antiquité ; ainsi Bernard de Clairvaux définit-il les Modernes comme « des nains juchés sur des épaules de géants » : ceux-ci ont conscience de voir plus loin que leurs prédécesseurs. Le XVIème siècle se perçoit comme une époque de résurrection, de renaissance, de réveil ; le Moyen Age, si proche, est considéré comme un temps mort, un temps de ténèbres et de barbarie. Le passé que le XVIème siècle se choisit, c’est l’Antiquité, perçu comme l’archétype de la perfection. Selon cette conception, l’histoire est une alternance de cycles de lumière et de cycles de ténèbres. Au XVIIème siècle, lors de son discours à l’Académie française, Perrault relance la querelle des Anciens et des Modernes : les uns soutiennent l’idée d’un progrès par héritage des connaissances et des expériences, les autres celle de l’intemporalité des œuvres de l’Antiquité, qui reste le repère du temps présent. La controverse littéraire porte sur la contradiction entre la notion de progrès et les notions de perfection ou de perfectibilité : on ne peut soumettre les œuvres du passé aux mêmes critères de bienséance ; on postule alors l’existence d’une beauté intemporelle et d’une beauté propre à chaque époque : la notion de beau relatif concourt à relativiser les normes esthétiques du classicisme et à se représenter l’histoire littéraire, en termes d’époques, conçues comme siècles. Ainsi Chateaubriand affirme-t-il qu’il est illusoire de vouloir trouver dans la société antique des solutions applicables à la société moderne. Le couple formé par les termes « Anciens » et « Modernes » se dissout et d’autres oppositions s’installent : Ainsi Madame de Staël conçoit-elle la modernité comme romantisme, par opposition au classicisme. D’un point de vue étymologique, ce terme de « romantisme » désigne « un poème en langue populaire » ; puis il sert à désigner les œuvres qui s’écrivent « comme les vieux romans » où la fiction s’oppose à la vérité. Le terme « romanesque » est utilisé par référence aux descriptions, événements qui sont vus à travers les romans. Le concept de modernité cesse de se définir en opposant présent et passé. Stendhal propose une nouvelle définition du romantisme, qui renvoie à l’actualité ; pour lui, toute œuvre classique a été romantique : « Sophocle et Euripide furent éminemment romantiques » affirme-t-il. Dans le Manifeste de 1823, Stendhal définit la modernité par opposition avec elle-même ; se pose alors le problème du beau, l’idéal d’un présent qui se renouvelle constamment et l’idéal d’un intemporel. Baudelaire définit la modernité comme « le transitoire, le fugitif, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » : la mode est le moyen de « tirer l’éternel du transitoire ». C’est là l’ultime étape de l’évolution de la modernité qui ouvre la voie à l’expérience esthétique.
Cinquième partie
La cinquième partie intitulée « De l’Iphigénie de Racine à celle de Goethe » est un examen de la réception de ces textes. H. R. Jauss se propose de reconstituer, à partir des concrétisations de ces oeuvres, l’horizon dans lequel se construit le rapport dialectique de la question et de la réponse. Il montre que les concrétisations, définies par les différents sens que peut prendre une œuvre lorsque les conditions historiques changent, sont déterminées par les changements d’attitude du public. Le problème posé par Iphigénie de Racine est celui de l’impuissance humaine face au despotisme divin ; l’héroïne prend sur elle la décision du père car elle ne peut refuser l’obéissance, il n’y a pour elle aucun espoir de libération. Chez Goethe, un mythe nouveau, celui de la femme pure et rédemptrice, modifie la question telle qu’elle est posée par Racine ; le problème de l’autonomie humaine face à l’arbitraire divin est remplacé par celui de sa liberté et du moyen d’accéder à la conscience de son humanité. H.R. Jauss affirme que si l’on veut qu’Iphigénie soit de nouveau entendue, il est nécessaire de renoncer au mythe de la rédemption par l’éternel féminin : l’antique solution permet que soient posées des questions nouvelles.
Postface
La postface est divisée en deux parties : la première est intitulée « L’esthétique de la réception : une méthode partielle », la seconde intitulée « La douceur de foyer. La poésie lyrique en 1857 comme exemple de transmission de normes sociales par la littérature ».
Dans la première partie, H.R Jauss montre ce que l’esthétique de la réception peut apporter à la réflexion sur l’art. La première problématique porte sur la réception et l’effet produit par l’œuvre ; les concrétisations d’une œuvre dépendent de deux composantes : l’effet déterminé par le texte et la réception déterminée par le destinataire. Ces deux composantes s’articulent sur le dialogue entre le sujet présent et le discours passé : pour qu’une œuvre du passé continue d’agir, il faut que le sujet présent découvre, dans le discours passé, une réponse à une question que lui, pose à l’œuvre. La réception implique le questionnement auquel l’œuvre répond poétiquement, c’est-à-dire que la réponse est une structure ouverte où se concrétise un sens, non révélé. La seconde problématique porte sur le rapport entre la tradition et la sélection. Toute tradition implique sélection et oubli ; en conséquence, pour l’esthétique de la réception, il est nécessaire d’analyser la genèse de notre expérience à l’art afin de cerner les limites de notre compréhension. La troisième problématique porte sur l’horizon d’attente et la fonction de communication. Pour H.R. Jauss, il faut tenir compte de la pluralité des attentes et distinguer l’horizon d’attente impliqué par l’œuvre nouvelle et l’horizon d’attente social. Les éléments constitutifs de la concrétisation, à savoir l’effet produit par l’œuvre qui est déterminé par l’œuvre elle-même, et la réception qui est déterminée par le destinataire de l’œuvre. H .R. Jauss insiste sur la fonction de rupture des œuvres nouvelles car il pense que le rôle émancipateur de l’art est la fonction la plus importante de l’expérience esthétique.
Dans la seconde partie, H.R. Jauss analyse la fonction de représentation du lyrisme pour en trouver les éléments communicationnels. Il fait référence aux travaux de Riffaterre qui s’intéresse au lecteur ordinaire, lequel évalue un poème par rapport à une expérience vécue. Pour un tel lecteur, la représentation poétique est plus persuasive qu’un discours ordinaire car elle est surdéterminée par le code linguistique, la structure thématique et des modèles de description. Riffaterre étaye sa démonstration à l’aide d’un poème de Victor Hugo : il montre comment la représentation crée la chose représentée. H.R. Jauss s’interroge alors sur la façon dont un poème peut développer une fonction communicationnelle et sur la façon dont l’expérience esthétique peut offrir un modèle d’interaction sociale ; il propose alors de généraliser le procédé utilisé par Riffaterre. S’appuyant sur un exemple développé par Riffaterre et portant sur le mot « carillon », H.R. Jauss montre que les termes employés, « tocsin », « bronze », « carillon »… , renvoient à des stéréotypes de comportement social ; les mots provoquent des attentes qui se fixent en normes sociales et sont transmissibles. L’expérience esthétique joue donc un rôle dans la constitution de la réalité sociale.
Compte rendu établi par Martine Marzloff, INRP.