Bayard
Note de lecture à propos de "Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?", Collection "Paradoxe", Les éditions de minuit, Paris: 2007, 162 pages.
Professeur et psychanalyste, Pierre Bayard enseigne la littérature à Paris 8. Son dernier essai au titre provocateur : Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? vise à communiquer son « expérience approfondie de non-lecteur » et tente de répondre à la difficile question que se posent également les didacticiens de la lecture : « que signifie avoir lu un livre ? ».
L’analyse s’appuie sur une série de paradoxes.
Le premier repose sur un constat inéluctable : le lecteur est aussi et peut-être avant tout un non–lecteur ; il se définit autant par ses lectures que par celles qu’il a écartées. A défaut de pouvoir tout lire, le lecteur doit être en mesure d’analyser sa position de lecteur et pour ce faire, être capable de s’orienter. Pierre Bayard développe ainsi sa théorie de la double « orientation ».
Tout d’abord, le lecteur doit s’orienter dans la bibliothèque collective. Pierre Bayard distingue le « contenu » du livre de sa « situation ». Le non-lecteur peut ne pas lire un livre, n’en pas connaître le contenu précis, mais savoir la place qu’il occupe dans la bibliothèque collective (c’est le cas de beaucoup de non-lecteurs de Proust). Non-lecture ne suppose donc pas passivité : il existe une non-lecture active.
Le lecteur doit aussi s’orienter dans le livre lui-même. Se repérer dans un livre n’implique pas forcément de le lire intégralement. Pierre Bayard s’appuie sur Valéry pour fonder l’un des modes les plus habituels du rapport du lecteur au livre : le parcours. A la lecture du début à la fin, est préféré le parcours vagabond, mouvement circulaire qui donne une vue générale de l’œuvre voire plus éclairante et plus stimulante pour l’esprit selon lui qu’une lecture linéaire.
Le deuxième paradoxe concerne la lecture proprement dite : quel livre le lecteur lit-il ou plutôt a-t-il l’impression de lire ? En d’autres termes, quelle adéquation y a-t-il entre le livre réel et ce que Pierre Bayard nomme le « livre-écran » ? Par le prisme des fantasmes et des illusions, la lecture génère un discours personnel sur le livre souvent bien loin du livre réel.
Le dernier paradoxe concerne la représentation culturelle de la lecture. Alors qu’elle nous est présentée à l’école comme une accumulation, toute lecture s’accompagne d’une « délecture ». Au fur et à mesure que nous lisons, nous oublions et ce processus d’oubli est inévitable (idée obsédante de Montaigne). Tout lecteur est donc un non-lecteur involontaire. Loin de l’image culturellement admise d’une lecture comme gain existe une lecture comme perte.
Ces paradoxes conduisent à la mise au jour de trois bibliothèques.
-la bibliothèque collective qui regroupe l’ensemble des livres lus ou à lire définis par les pratiques sociales et scolaires.
-la bibliothèque intérieure qui peut se définir comme la partie subjective de la bibliothèque collective. Cette bibliothèque est composée de livres intérieurs qui s’interposent entre le lecteur et le nouvel écrit. Elle façonne la lecture à l’insu même du lecteur.
-la bibliothèque virtuelle que Pierre Bayard définit comme un espace ludique de communication sur les livres dans lequel il est admis de parler de livres non lus ou seulement traversés. C’est un espace d’indécision, ni vrai ni faux dans l’absolu, qu’il convient d’aménager dans les écoles afin de permettre aux élèves et aux étudiants de prendre conscience de la mobilité du lecteur, de celle du texte, du « flou » de son contenu qui empêche de prouver que quelque chose ne s’y trouve pas… Pierre Bayard prône l’apprentissage de la vérité subjective.
S’appuyant sur l’idée de Wilde que la plus haute critique est toujours autobiographique, Pierre Bayard rappelle que la visée ultime de l’œuvre d’art est de parler de soi : « une lecture trop attentive et oublieuse des intérêts du lecteur risque de l’éloigner de lui-même » ; il invite donc à tenir l’œuvre à distance. La lecture est avant tout un chemin vers soi-même.
Plaisamment présenté comme un ouvrage qui permet de se sortir de situations de discours difficiles (conversations littéraires lors de dîners en ville, avec des élèves, un écrivain ou l’être aimé), le livre suggère, on le comprend, des orientations didactiques dont la ligne générale repose sur la nécessité d’apprendre au lecteur à avoir une attitude décomplexée face à la culture et à ses propres lacunes.
Mais le lecteur qui a lu de la première à la dernière ligne l’essai de Pierre Bayard et en a goûté le jeu paradoxal et ironique, sans se contenter d’en discuter avec des personnes qui, pour la plupart, en parlent sans l’avoir lu, aimerait être sûr qu’il ne s’agit pas de bannir de l’enseignement les lectures lentes, personnelles et réflexives, celles qui permettent au lecteur de recevoir « l’impulsion d’un esprit », -selon la belle expression de Proust-, en dehors de tout code social, de tout commentaire attendu ou autorisé, et donc en toute liberté. Car il revient à l’école aujourd’hui, pour relever le formidable défi de la démocratisation du système éducatif, de permettre à chaque élève d’opérer la distinction entre conversation littéraire et lecture personnelle dans le silence et la solitude (deux comportements de lecteur, selon moi, plus complémentaires qu’exclusifs) pour qu’il puisse se construire comme sujet lecteur autonome et libre.
Christa Delahaye, chargée de recherche, INRP