Réseau d'auteur
Construire la figure d'auteur pour faire tomber les réticences d'ordre culturel du lecteur : analyse de démarches.
Christa Delahaye, chargée de recherche, INRP
La lecture d’un deuxième conte d’Andersen : Le papillon
Quelque temps après la lecture de La petite Sirène, la préparation de la lecture d’un deuxième conte d’Andersen a engagé notre équipe régionale à réfléchir à l’évaluation de l’enseignement dispensé en littérature. La réflexion peut se résumer par la problématique suivante: la lecture silencieuse d’un deuxième texte d’auteur peut-elle mesurer les progrès des élèves? Si oui, quel deuxième texte choisir qui permette d’exercer des compétences acquises lors de la lecture du premier texte (ou en cours d’acquisition), qui permette d’exercer aussi la pensée analogique, qui permette également de ressentir le plaisir de la lecture de connivence… ? L’hypothèse était que, bien choisi, le deuxième texte devait être lu plus rapidement ; la lecture silencieuse apparaîtrait plus sûre, moins engluée : nourrie par la lecture de La petite Sirène, l’anticipation pourrait dépasser les évidences, les stéréotypes attendus ; elle deviendrait sinon plus raisonnée du moins plus avertie. Les maîtres définissaient ainsi une nouvelle fonction du réseau d’auteur : la fonction d’évaluation.
Fonctions du réseau d’auteur
C’est la place du réseau d’auteur dans l’économie de la séquence qui lui confère sa fonction. Placé au début, le réseau vise essentiellement à motiver les élèves en leur permettant d’embrasser tout ou partie d’une œuvre et de choisir éventuellement le texte qui sera lu plus attentivement. Nombreux étaient les élèves qui pensaient, par exemple, ne pas connaître Andersen et qui ont découvert qu’il est l’auteur de nombreuses histoires connues comme celles du Vilain Petit Canard, du Rossignol de l’Empereur, de La petite fille aux allumettes ou encore des Habits neufs de l’Empereur…
Au cours de la séquence, le réseau d’auteur fonctionne comme un détour efficace pour se sortir d’un problème de lecture, les élèves souhaitant par exemple vérifier si l’auteur « écrit toujours comme ça ». Dans nos équipes, les élèves ont rassemblé des poèmes de Jean Tardieu pour appréhender la place de La môme néant dans l’œuvre. La brièveté des textes poétiques à lire a facilité la réussite de l’entreprise. La démarche s’est renouvelée dans plusieurs classes, donnant à penser que la représentation d’une œuvre cohérente est constitutive de la notion d’auteur chez des élèves même jeunes.
En fin de séquence, le réseau d’auteur est souvent présenté aux élèves comme en marge de la lecture principale. Il a fonction d’ouverture et contribue à la diversification de l’offre de lectures. Mais, avant de lancer les élèves dans des lectures personnelles de textes assez exigeants, on peut envisager une étape intermédiaire dont l’objectif serait de leur montrer les progrès accomplis et leur plus grande capacité à lire seul, sans grand étayage didactique, de tels textes. Leur donner à lire silencieusement en classe un second texte d’auteur, sans aide peut en effet contribuer efficacement à modifier leur représentation de leurs capacités de lecture. Selon le choix du texte offert à la lecture, les modalités de mise en œuvre de la séance et les attentes des maîtres, autant de facteurs que nous déclinerons dans l’espace de cet article, le réseau d’auteur, proposé quelque temps après la lecture du premier texte, peut fonctionner comme un dispositif d’évaluation autant pour les enseignants que pour les élèves.
Amorcer judicieusement le réseau
Avant de choisir le deuxième conte d’Andersen, il convenait d’analyser tout d’abord les difficultés majeures repérées à la lecture La petite Sirène. Pour les enseignants de l’équipe, et contrairement à leurs représentations, la question de l’absence de fin heureuse, sans doute parce qu’elle révélait un conflit culturel majeur, avait été problématique dans beaucoup de classes, bien plus que la lecture de la description ouvrant le conte ou que l’épisode de l’âme immortelle souvent cités par les enseignants avant la mise en oeuvre.... Quand les enseignants ont lancé la lecture de La petite Sirène d’Andersen, les élèves ont souri, certains parce qu’ils pensaient que le professeur leur proposait une lecture pour petits, d’autres parce qu’ils allaient lire une histoire que le dessin animé de Walt Disney leur avait déjà révélée. La lecture des classiques de la littérature ne constitue bien souvent plus aujourd’hui une totale découverte pour les élèves. La firme américaine s’est saisie de ces textes patrimoniaux et en a présenté tout au long de la deuxième moitié du XXème siècle des adaptations filmiques dont le succès populaire ne se dément pas[1]. Les élèves arrivent donc en classe avec leur culture propre, souvent émaillée de stéréotypes culturels dont le niveau de simplicité ne satisfait pas l’école. Ils expriment spontanément un jugement de goût sur l’œuvre étudiée, jugement de goût qui est souvent en lien avec la culture véhiculée par les adaptations cinématographiques de Disney en particulier.
A l’annonce de la lecture de La petite Sirène, ils se sentaient tous en confiance, sûrs de connaître l’objet d’étude. Mais, très vite, l’horizon d’attente des élèves des classes de cycle 3 s’est trouvé modifié par un certain nombre d’indices troublants[2]. Utilisant dans les classes l’édition de La petite Sirène traduite par Louis Moland et illustrée par Boris Diodorov, les élèves ont dans un premier temps été sensibles à la tristesse du regard de l’héroïne représentée sur la première de couverture. Ce regard lointain, comme sorti du cadre, présentait une telle mélancolie qu’ils commencèrent à mettre en doute l’histoire à laquelle ils avaient d’abord pensé. Doute qui se confirma, dans un deuxième temps, lors de l’analyse de l’illustration de la caverne de la sorcière, dans laquelle ils découvrirent un poignard.
C’est ainsi que dans une approche comparatiste entre le dessin animé et le conte danois, les élèves ont cherché à rendre à l’histoire de la petite Sirène toute sa complexité. Cette complexité passe tout d’abord par la mise au jour d’un système des personnages différent : certains personnages ont été ajoutés, d’autres ont disparu. Euréka, le goéland ami de la Sirène prénommée Ariel dans le film, est une création de Disney. L’ajout de ce personnage, outre qu’il arrache la Sirène à sa solitude, permet d’introduire une tonalité humoristique dans le récit filmique. Censé connaître le monde des hommes, il prend une fourchette pour un peigne et une pipe pour un instrument de musique. Il provoque ainsi le sourire du jeune spectateur. Dans le texte d’Andersen, la description du monde d’en haut revient à la Grand-Mère, absente du dessin animé. Le rôle ambigu de la Grand-mère a notamment intrigué les élèves : pourquoi s’emploie-t-elle à décrire de manière aussi belle le monde des hommes à sa petite Sirène et à l’engager, ce faisant, à la quitter?
Autre personnage absent de la production Disney, la Princesse qui, finalement, épousera le Prince. La présence de cette rivale trouble profondément les élèves, en particulier les filles. Certaines anticipent l’échec de la quête amoureuse de la Sirène. D’autres préfèrent penser que la Sirène va tuer la Princesse ; personne n’imagine que les sœurs proposeront à la Sirène de « enfonc[er] [le poignard] dans le cœur du prince, et lorsque son sang chaud rejaillira sur [s]es pieds, ils se rassembleront en une queue de poisson et [elle] redeviendra une sirène »[3]. La prégnance des stéréotypes de la fin heureuse des histoires d’amour est telle que la solution proposée par les sœurs est littéralement impensable pour beaucoup d’élèves[4]. La complexité du schéma narratif du conte d’Andersen brouille le modèle générique du conte bien installé chez les élèves.
Même après une véritable appropriation du texte se traduisant par une lecture longue qui passe par des phases variées: lecture silencieuse du texte et lectures magistrales des passages les plus difficiles (celui de l’âme immortelle par exemple) ; reformulations et débats ; écrits individuels d’expression et de révision de son interprétation ; transcodages plastiques… Toutes ces possibilités de réflexion et de révision de la compréhension sont nécessaires à certains élèves pour prendre de la distance par rapport au stéréotype tenace de la fin heureuse du mariage de celle que plusieurs d’entre eux (les plus en difficultés) continuent à nommer Ariel. Auront-elles suffi à déplacer leurs représentations ?
En réunion régionale, il est décidé de choisir un texte « qui finit mal ». Le choix se porte sur un petit conte assez méconnu qu’Andersen publie en 1860, Le papillon. Cette « petite histoire », d’environ une page, pouvant être lue individuellement en une seule séance relate l’histoire malheureuse d’un papillon qui ne réussit pas à se marier. Après avoir été refusé par les différentes fleurs à qui il adresse sa demande en mariage, il finit épinglé dans un boîte de curiosités[6]. La lecture de ce deuxième conte d’Andersen doit permettre :
-de mesurer le déplacement de l’horizon d’attente des élèves relatif à la fin heureuse ;
-de repérer le fonctionnement de la pensée analogique qui permet de faire des liens entre les deux contes, et peut-être avec d’autres récits ;
-de repérer le fonctionnement de la pensée dialectique des élèves, pensée qui permet de mesurer le va-et-vient entre leur culture personnelle et la culture littéraire scolaire (Je pensais que… ; mais…).
Recueil des données
L’analyse présentée s’appuie sur les retranscriptions de la séance de découverte du Papillon dans deux classes de CM de zone d’éducation prioritaire. Les enseignants sont engagés dans l’expérimentation et ont mis en œuvre une lecture assez approfondie de La petite Sirène selon les modalités énoncées plus haut. Ils s’accordent à faire suivre la lecture silencieuse du deuxième conte d’un écrit individuel. Un bref débat conclura la séance.
Le cadre général ainsi défini, on constate des mises en œuvre bien différentes, en particulier dans les modalités de découverte du texte. Celles-ci sont fortement corrélées au degré de confiance que les maîtres ont en leurs élèves. Dans la classe 1, les élèves prennent connaissance de l’histoire par dévoilement progressif du texte et confrontent la fin écrite par Andersen à celle qu’ils en attendent. Le maître estime essentiel de ralentir la lecture de manière à « ce qu’ils ne survolent pas le texte ». Ce n’est qu’à la fin que la question leur est posée : « En quoi ce texte a-t-il un rapport avec La petite Sirène ? ». Dans la classe 2, les élèves lisent silencieusement le texte en entier avec pour seul guidage les deux questions posées en tout début de séance par le maître : « A ton avis, qui a écrit ce texte ? A quelle histoire cela te fait penser ? » Un tel pari pédagogique paraît plus audacieux, même si le guidage pédagogique des questions introductives a été très efficace comme nous allons le voir maintenant.
Ce que le dispositif permet de mesurer.
1 De l’expression d’un jugement de goût à la construction d’un jugement de valeur
Ne se référant à aucun moment à l’auteur Andersen, les élèves de la classe 1 ont lu le conte comme une quête amoureuse. En témoignent les nombreux titres proposés dans la classe qui insistent sur l’objectif du papillon : « Le papillon cherche une femme » ; « La recherche d’une fiancée »… La progression dans l’histoire par la lecture en autant d’épisodes que de rencontres entre le Papillon et les fleurs (quatre au total) a amené les élèves à attendre et à imaginer l’ultime rencontre qui conclurait heureusement cette quête. Ils sont d’ailleurs nombreux à vouloir ajouter un épisode heureux à ce conte qu’il juge « pas fini ». Ainsi, le premier constat livré par le dispositif d’évaluation est négatif : sur la question du conflit culturel généré par l’absence de « happy end », la grande majorité des élèves n’a pas modifié ses représentations à l’issue de la réception du texte.
La difficulté est d’ordre culturel et pas d’ordre cognitif comme on aurait pu le penser dans cette classe de zone difficile. Les écrits personnels (Ecris ce que tu comprends du texte) qui suivent chaque fragment de lecture montrent, à de très rares exceptions, et en dépit d’un vocabulaire assez difficile, que la grande majorité des élèves a une bonne compréhension littérale de la situation. Introduites par des connecteurs de temps ou de logique, les marques de révision de ce qu’ils comprennent sont présentes dans les écrits qui sont sensiblement semblables à celui de Khadija que nous reproduisons ci-après :
Extrait 1 : « C’est une histoire d’un papillon qui voulait se marier. […]. Mais, elle ne lui répond pas ».
Extrait 2 : « Mais les fleurs avaient quelque chose que le papillon n’aime pas ».
Extrait 3 : « Il voit des fleurs. Puis le printemps se termine et l’été arrive. Mais le papillon ne trouve toujours pas de fleur »
Extrait 4 : « Puis le papillon alla faire sa déclaration mais la fleur lui a dit non et donc le papillon ne se maria pas ».
Ils comprennent donc bien le texte, mais l’histoire les dérange et ils n’arrivent pas à dépasser ce point de résistance, même si ils essaient de le faire en convoquant une succession de stéréotypes comme le révèle le débat qui suit cette première partie de la séance.
Plusieurs types de stéréotypes, renvoyant à des niveaux de complexité différents, sont à l’œuvre dans l’échange. Dans un premier temps, les élèves se déclarent déçus, attendant le mariage du papillon C’est ce qu’ils notent dans les écrits qui suivent la lecture des différents épisodes. « J’ai marqué qu’il a trouvé une femme, dit Asma, mais il n’en a pas trouvé ».
Puis, ils commencent à énoncer des hypothèses pour expliquer l’échec amoureux du papillon. D’une part, le papillon n’a qu’à s’en prendre à lui-même ; il est très difficile « il avait imaginé une fleur parfaite » ; par ailleurs, il prend tout son temps « trop de temps », dira une élève; or, du temps, il n’en a pas tant que cela, et il est vite en difficulté quand il fait froid. En d’autres termes, le papillon est un piètre héros, inconstant, peu persévérant : « Il cherche une fleur, après il laisse tomber », refusant toute épreuve… Le papillon est très loin des héros parfaits qu’ils connaissent pour les avoir rencontrés et dans les dessins animés de la sphère privée, et lors des séances de littérature des premières années de l’école. Pour les élèves de ZEP, plus que pour les autres sans doute, le héros imparfait est troublant.
Après avoir cherché la cause de l’échec dans l’attitude et le caractère du héros, les élèves avancent l’idée que c’est plutôt du côté des fleurs qu’il faut chercher l’explication. A-t-on jamais vu l’élue du personnage principal refuser le mariage ? « C’est la faute des fleurs » qui ne veulent pas de lui. Non, rétorque, F. « Il avait imaginé une fleur parfaite », et cette fleur parfaite n’existe pas. Ainsi, les élèves font implicitement fonctionner le schéma actanciel et voyant qu’il ne peut les aider à comprendre le texte d’Andersen, ils tentent une autre grille d’analyse : celle du modèle générique. Ils recherchent alors l’explication dans la forme du texte : « Et si Le papillon d’Andersen n’était pas un conte ? ». Au premier cliché du héros victorieux à qui rien ni personne ne résiste, cliché majeur de la culture de l’enfance, succède un autre stéréotype d’un niveau de complexité supérieur au précédent, puisque relevant de l’apprentissage scolaire : le texte d’Andersen appartient-il au modèle générique du conte ? Si oui, « la fin ne va pas », selon les élèves. Ecoutons Myriem qui s’indigne :
« Dans tous les contes ça finit bien, ils vécurent heureux. On dirait que c’est pas fini mais il y a quand même une fin. C’est pas correct il manque quelque chose ».
Les enseignants qualifient souvent ces échanges de stériles, conduisant à des échanges figés qu’ils ont du mal à relancer. Pourtant, la remarque de l’élève M. ne révèle-t-elle pas l’expression de la distinction entre conte folklorique et conte d’auteur? Les écrits personnels des élèves réalisés après le débat sur la fin malheureuse confirmeront cette hypothèse : ils s’y attachent à décrire le personnage du papillon dans toute sa complexité, à la fois hésitant et courageux, cherchant la fleur parfaite et prenant des décisions inattendues. Dès les premières lignes du texte, Asma remarque que le Papillon a sans doute blessé la Marguerite, en l’appelant « femme », alors qu’elle n’est que « demoiselle » :
« Mademoiselle marguerite est mécontente, écrit Asma, car elle aurait bien voulu se marier avec la papillon et il l’a appelé madame alors qu’elle est célibataire[7] ».
Asma repère le dysfonctionnement dans la relation des personnages, mais elle n’en dira rien lors du débat, submergée sans doute par les propos plus convenus de ses camarades[8]. D’une manière générale, c’est la complexité des personnages qu’ils ont encore du mal à appréhender seuls. La lecture silencieuse et individuelle du deuxième conte n’est alors pas suffisante ; un échange à partir des écrits est nécessaire pour dépasser les insatisfactions.
2 Lecture de connivence et plaisir du lecteur
Dans la classe 2, le maître a engagé les élèves à lire le texte avec deux questions à l’esprit : « A ton avis, qui a écrit ce texte ? A quelle histoire cela te fait penser ? » A l’issue de la lecture du Papillon, douze élèves sur seize pensent qu’Andersen en est l’auteur. Les raisons qu’ils avancent sont pertinentes (un seul élève n’a pas justifié sa réponse):
« ça ressemble à sa manière d’écrire les phrases »
« Il y a des mots anciens, du vieux français »
« C’est une histoire un peu pareille à La petite Sirène »
« C’est une histoire triste. En général, ses histoires sont comme ça»
« Presque toutes ses histoires sont tristes, et celle-là n’est pas très joyeuse ».
Dans cette classe, la fin malheureuse de l’histoire d’amour du Papillon est du coup analysée positivement comme la volonté d’un auteur souvent triste et coutumier du fait. La conséquence n’est pas banale dans la mesure où le texte n’est pas décrit en raison de ce que les élèves perçoivent comme un manque préjudiciable à la qualité du récit. Bien au contraire, elle génère une sorte de sentiment de puissance chez l’apprenti lecteur qui, peu à peu, est en mesure d’identifier et de commencer à définir un univers d’auteur. Ce sentiment, bien souvent insoupçonné par les professeurs, s’est révélé bruyamment dans cette classe par les pleurs d’une petite fille qui était sûre d’avoir reconnu La Fontaine dans le texte du Papillon : les protagonistes dont l’un est un insecte, le récit qui s’apparente à une fable, la conclusion en forme de morale, le vocabulaire d’une langue vieillie... Surpris par cet investissement affectif de l’élève et par la pertinence du rapprochement, le maître a proposé la lecture du Héron pour montrer l’intérêt de cette mise en relation intertextuelle…
Dans cette classe, les élèves constatent la fin malheureuse de l’histoire, mais ne la déplorent pas. Ils sont alors disponibles pour appréhender un nouveau champ de réflexion celui de l’écriture d’Andersen, des choix lexicaux, du plaisir de l’intertextualité… Ils sont en mesure de construire un rapprochement analogique entre les deux textes d’Andersen qu’ils viennent d’étudier. Nous reproduisons ci-après quelques-unes des réponses à la deuxième question :
« C’est deux histoires d’amour ».
« Cette histoire me fait penser à La petite Sirène car ils cherchent le bonheur tous les deux ».
« La petite Sirène n’arrive pas à se marier avec le Prince et le papillon n’arrive pas à se marier avec une fleur ».
« Ils n’ont pas eu ce qu’ils désiraient.»
Ces deux mises en œuvre révèlent des différences dans la qualité des lectures silencieuses qui ne sont sans doute pas toutes à imputer aux capacités des élèves. Dans la classe 1, la lecture silencieuse ne suffit pas ; elle a besoin d’être prolongée par une discussion et laisse les élèves insatisfaits, qui cherchent ce qu’ils ne peuvent pas trouver. Le dévoilement progressif les a certainement incités à persister sur la « fausse piste » de la fin heureuse.
Dans la classe 2, la lecture silencieuse se suffit à elle-même. La reformulation qui s’appuie sur les écrits des élèves est directe, assurée. Au plus près de l’analyse esthétique, elle embrasse les questions d’histoire littéraire, la situation d’énonciation, le système des personnages, les éléments stylistique, les choix lexicaux, les valeurs particulières… La séance (lecture silencieuse, écrit personnel et débat) a été très brève, n’excédant pas une trentaine de minutes. De plus, les réceptions singulières sont possibles et valorisées, comme le soulignent les mises en écho du conte avec les lectures antérieures. La Fontaine est cité (une fois) ; Anne Jonas également avec Le maître des horloges (une fois aussi) :
« Cette histoire me fait penser à La petite Sirène car elle ne se marie jamais et aussi au Maître des horloges de Anne Jonas car le roi n’arriva jamais à devenir immortel ».
Il s’agit bien pour cet élève de CM2 de rendre compte de sa propre sensibilité au temps qui passe en l’étayant par ses lectures personnelles et en en dégageant les points de convergence. La question de la fin heureuse ressurgit ici par la mise en réseau de trois textes qui traitent chacun à sa manière du tragique de la condition humaine. On voit bien que la lecture d’un deuxième texte d’auteur permet à cet élève à la fois de renforcer la perception de l’univers particulier d’Andersen et de le rapprocher d’autres auteurs déjà présents dans sa bibliothèque personnelle par une interrogation philosophique majeure qui est celle de notre passage sur terre. Comment mieux que par la mise en réseau (enseignée et valorisée par les maîtres ; reprise par les élèves) mesurer l’efficacité de l’enseignement et la progression de la culture littéraire !
[1] Voir à ce sujet : Perrot, Jean, « Culture d’enfance orale, écrite, télévisuelle », in Culture de l’écrit, culture des écrans, Le français aujourd’hui, collection Didactiques, CRDP Midi-Pyrénées, 1994, p. 100-108.
C’est ainsi que les élèves, toutes classes sociales confondues, ont eu l’occasion de voir dans l’espace privé Pinocchio (1940), Cendrillon et Alice au pays des merveilles (1950), Peter Pan (1953), La Belle au bois Dormant (1959), Merlin l’enchanteur (1963), Mary Poppins (1964), Le livre de la jungle (1967), La petite Sirène (1989), Aladdin (1992), ou encore Le bossu de Notre-Dame (1996)...
[2] Classes de CM2 de Didier Caille, Evelyne Paquiers, Bruno Simon, Vesoul (70). Classe de 6ème de Vaujours (93) d’Annie Portelette. Travail de Cathy Chamagne conseillère départementale en arts visuels, Haute-Saône (70).
[3] Ibid. p. 85.
[4]A noter que l’édition féministe des Editions des femmes, illustrée par Nicole Claveloux, qui se conclut sur le meurtre du Prince, poignardé par la petite Sirène, a trouvé peu d’échos dans les classes sur lesquelles repose notre analyse. Andersen, H. C., ill. Claveloux, Nicole, La petite Sirène, Editions des femmes, 1980.
[6] Le 11 novembre 1860, Andersen note dans son Journal : « Je suis resté dans ma chambre toute la journée et le soir, j’ai écrit ma petite histoire, Le papillon, que j’ai lue ». Les élèves seront sensibles aux allusions autobiographiques présentes dans ce conte.
[7] Relisons le texte d’Andersen : « Douce marguerite-pâquerette ! dit-il. Vous êtes la femme la plus intelligente de toutes les fleurs ! Vous savez prophétiser ! Dites-moi, aurai-je celle-ci ou celle-là ? […]
Mais la marguerite ne répondit rien du tout. Elle ne pouvait souffrir qu’on l’appelât femme, elle était demoiselle, n’est-ce pas, et donc, on n’est pas une femme. Il demanda une deuxième fois et il demanda une troisième fois et comme il ne tirait pas un seul mot d’elle, il ne lui plut pas d’interroger davantage, il s’en fut faire sa demande sans autre forme de procès. Editions de la Pléiade, op. cité, p. 857.
[8] D’où l’importance de conduire les débats dans une séance différente, de manière à ce que l’enseignant puisse lire les écrits des élèves. Voir à ce sujet : Repères 34, D. Marcoin, C. Delahaye, En (se) lisant, en (s’) écrivant : quels dispositifs de l’écriture de soi en tant que sujet lecteur, L’écriture de soi et l’école, INRP, 2006, p. 174.