Un texte consistant
Réception de La petite Sirène de la maternelle à l'université
Réception de La petite Sirène de la maternelle à l’université
(Danielle Dubois Marcoin, INRP)
Un texte
problématique
Andersen n’est pas un auteur pour les enfants : c’est vrai, l’œuvre, si riche et si variée, du polygraphe ne saurait être cantonnée dans le secteur jeunesse. Toutefois, la plupart de ses contes, et probablement les plus complexes d’entre eux, sont susceptibles de rencontrer l’enfance, l’âge de la recherche d’une compréhension du monde, l’âge de la réflexion philosophique, métaphysique, qui mérite bien mieux que de la « tisane », comme aurait dit Hetzel, l’éditeur républicain de la fin du XIX° siècle. Rappelons que la traduction française de Soldi et Marmier paraît pour la première fois chez Hachette dès 1856, celle de Grégoire et Moland, illustrée par Y.Dargent chez Garnier en 1873, deux éditeurs pour la jeunesse. C’est donc par ce biais qu’Andersen a été d’abord connu en France.
C’est précisément parce que nous avions le sentiment qu’un récit comme La petite Sirène pouvait être considéré comme une reconfiguration fictionnelle et métaphorique des interrogations existentielles qui traversent l’enfance et l’adolescence que nous l’avons retenu dans le cadre de notre recherche sur l’enseignement de la littérature à l’INRP (Institut national de recherche pédagogique).
Notre travail vise à questionner les modalités d’enseignement de la littérature dans le système scolaire français. Nous avons proposé à une dizaine de chercheurs en pédagogie et didactique de la littérature de différents pays de contribuer à notre expérience. Notre recherche consiste à mettre concrètement en dialogue les pratiques et les représentations des enseignants des différents niveaux, en les faisant se rencontrer et échanger à partir de la lecture de La petite Sirène. Ils proposent ensuite un second texte qui entre en écho d’une manière ou d’une autre avec cette première lecture : beaucoup ont choisi un autre conte d’Andersen. Si nous avons retenu le texte de La petite Sirène pour mener notre recherche, c’est parce que nous pressentions qu’il allait poser problème dans le cadre d’une lecture scolaire, aux élèves probablement, aux enseignants surtout, et que par conséquent il permettrait de mettre au jour des questions concernant les représentations de la littérature, de ses fonctions et de son enseignement, questions qu’on a peut-être pris l’habitude d’esquiver. En cantonnant trop souvent le travail d’appropriation des textes, au moins pour les plus âgés, à des exercices formels de description objective d’éléments de littérarité, on utilise les textes comme prétextes à l’acquisition de notions inscrites au programme (genre, registre, énonciation…). Pour les plus jeunes, on a tendance à soumettre tout récit littéraire à un usage applicationniste d’éléments basiques de narratologie, ou à une observation réfléchie de la langue trop déconnectée d’une réelle prise en compte des effets sémantiques, esthétiques, expressifs recherchés ou produits à travers tel ou tel choix d’écriture.
Le texte d’Andersen a effectivement posé problème : d’emblée, il a été perçu comme décalé[i], et a par conséquent provoqué des décalages. Disons qu’il n’a laissé personne indifférent, il a d’abord gêné, il a ensuite entraîné des réactions, des interrogations, des recherches, des débats et a opéré, progressivement, de réels effets sur les élèves, sur leurs maîtres et souvent sur leur enseignement. Beaucoup ont été étonnés de l’implication des enfants et des adolescents dans cette lecture, mais il s’agit bien d’un texte qui appelle progressivement, sinon spontanément, l’admiration (soit, étymologiquement, l’étonnement), la méditation sur l’existence, sur la condition humaine, sur le monde.
Pourtant la séduction n’a pas été immédiate, et cela pour diverses raisons.
« On connaît tous, c’est pour les enfants ! »
Tout d’abord, il s’agit d’un texte que tout le monde a le sentiment de connaître : il fait partie du patrimoine universel, nous en avons tous entendu parler, nous avons croisé de nombreuses adaptations, dont celle de Walt Disney, qui risquent souvent d’être autant de trahisons ou de réductions. En réalité rares sont les enseignants qui avaient effectivement déjà lu le texte d’Andersen, mais c’est là le destin des grands classiques.
Considéré a priori comme enfantin, une fois lu, le texte est apparu difficile et complexe pour les plus jeunes (il figure pourtant sur la liste des ouvrages conseillés pour le cycle 3 et pour les élèves de 6ème). Mais en réalité, les plus jeunes n’ont pas été arrêtés par l’écriture d’Andersen, au contraire, pas même en maternelle : le récit, dont ils ne saisissent pas forcément tous les mots pris un par un, les transporte globalement dans des situations et univers fictionnels auxquels ils parviennent mentalement à donner forme et dont ils perçoivent (intuitivement, puis explicitement) qu’ils ont une portée symbolique. Curieusement, les enfants de cinq ans par exemple ne s’attachent pas trop à la cruauté de certains passages comme celui où la sorcière coupe la langue de la petite Sirène : il semble qu’ils n’aient pas une perception réaliste du geste mais qu’ils ont davantage tendance à s’inscrire spontanément dans un système de conventions passées par un texte mettant en place un monde d’une autre nature que le monde réel. Cela ne les empêche pourtant pas d’être sensibles à la portée du sacrifice symbolique consenti par l’héroïne qui abandonne sa voix par amour, et se retrouve, du fait même de son choix, confrontée à l’incomplétude. Les adolescents retrouvent à travers la trajectoire de l’héroïne le désir angoissé de la séparation d’avec le milieu familial, et les filles reconnaissent à travers la métamorphose de la sirène en jeune fille celle qui concerne leur propre corps, et souvent le disent. Seuls certains tout jeunes adolescents de 6ème ou 5ème, dans le cadre des échanges partagés au sein du groupe mixte constitué par la classe, campent sur un refus intempestif certainement lié à une gêne aisément compréhensible : « c’est nul, c’est une histoire de fille ! »
« Un conte, mais… »
Il s’agit bien d’un conte, qui puise de nombreux motifs dans le fonds public constitué par les contes traditionnels. On retrouve les éléments constitutifs archétypaux : roi, reine, princesses, prince et sorcière ; châteaux, forêt, jardin, scène de bal, désir d’amour et d’éternité. Cependant dans ce conte d’auteur singulier de l’Europe du nord du début du XIX° siècle largement marqué par le romantisme, l’usage des stéréotypes a de quoi perturber l’horizon d’attente trop formaté des habitués de contes de fée, et surtout des habitués de lectures programmées, essentiellement binaires, que leur en proposent l’école, les analystes et critiques[ii], sans parler des divers adaptateurs.
« Où sont les bons, où son les mauvais, là-dedans ?», dit une jeune élève qui ne s’y trouve pas dans les personnages ambivalents de la grand-mère ou de la sorcière. Nous rendrons compte plus loin du travail de négociation et de cheminement progressif qui s’est opéré dans les classes entre culture privée des élèves (constituée dans et surtout hors l’école) et proposition culturelle scolaire un peu inattendue. Il ne s’agissait pas, dans le cadre de notre travail, d’esquiver cette question, ni de la trancher de manière intempestive, mais bien plutôt de chercher comment accompagner au mieux les élèves dans leur cheminement personnel dans l’inconfort d’une certaine altérité intellectuelle, esthétique et culturelle. Comment reconsidérer ce qu’on croyait déjà connaître ?
Des confrontations ont donc eu lieu dans les classes entre le texte d’Andersen et les adaptations cinématographiques (Walt Disney) ou les albums (aux éditions des femmes, l’adaptation « libérée » de Nicole Claveloux, qui amène discrètement la Petite Sirène à régler son compte au prince ingrat avant de retourner dans son univers d’origine).
Drôle de conte donc, qui n’est pas intégrateur, qui ne se termine pas, pour emprunter une métaphore musicale, sur un accord de résolution final. Pourtant, dans La petite fille dans la forêt des contes, Pierre Péju a proposé une ouverture féconde en faisant des contes (contes romantiques allemands, notamment) un espace de projection des aspirations fantasmatiques à échapper aux limites de notre condition humaine, mais il est manifestement peu connu des enseignants. Le fait que le récit de La petite Sirène puisse apparaître comme inabouti, dans la mesure où il ne se clôt pas sur la réalisation d’un programme humain stéréotypé (« ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ») mais sur une forme de béance existentielle (la confusion de l’héroïne aux forces de l’air, à celles du cosmos, sorte d’hésitation entre mort et éternité), et religieuse (une forme de syncrétisme assez peu convaincu juxtaposant des éléments de religion naturelle et chrétienne), permet précisément l’investigation impliquée par le lecteur du texte et de soi-même par contre-coup.
Une figure singulière
L’inspiration romantique qui amène à configurer à travers la Sirène la jeune fille aspirant à un autre monde, et dont le parcours est jalonné de renoncements, aux siens, à la possession de l’être aimé –ou la possession par l’être aimé-, ne laisse pas indifférent « Jamais je ne ferai lire cela à ma fille ! », dit une adolescente. Le passage au cours duquel la petite Sirène est invitée par le prince à dormir sur un coussin disposé au seuil de sa chambre (une situation qu’on retrouve mais inversée, dans les dernières pages du roman de Goethe Les affinités électives) fait d’abord hurler des étudiantes en « Arts du spectacle ». Rien d’inattendu à cela dans une société qui représente avant tout l’amour comme une réalisation sexuelle. Mais ce motif du renoncement à l’accomplissement de l’union amoureuse, récurrent chez Andersen, conduit aussi, dans le cadre de débats interprétatifs, à un dépassement des réflexes conditionnés pour accéder à une réflexion plus distanciée, plus dialectique sur la symbolisation et l’ambivalence de cette étrange destinée. Etre de papier, personnage qui ne « sent pas la mort » comme aurait dit Jules Renard, la Sirène entraîne l’adhésion du lecteur à la fiction, lui permet une projection de certaines parts de soi, refoulées, idéalisées, qui aide à se construire .
En faisant référence à Artaud, nous parlerons de projection du double (des doubles) sur la scène de la fiction. Car on a bien affaire à une scène, sur laquelle se dessinent successivement les univers traversés, l’eau des profondeurs et de la surface, la terre, l’air. Beaucoup de jeunes lecteurs opèrent une entrée quasi scénographique dans le conte et se saisissent de sa dimension poétique : « il nous fait voir ».
Lire le texte d’Andersen, c’est affronter les doubles de l’auteur, faire advenir ceux du lecteur, lu (Picard) et relu par la fiction donnée à lire. Il n’est donc pas étonnant que les élèves fassent émerger la figure d’auteur : « il devait avoir des problèmes, cet homme-là ». Ils partent alors à la recherche d’éléments biographiques sur internet.
Dans une perspective toute romantique, le personnage de la jeune sirène, par une sorte d’inversion, de séductrice qu’elle était traditionnellement (les sirènes d’Homère) devient personnage singulier (la petite Sirène), solitaire, qui aspire à naître à soi, c’est-à-dire à autre chose, au mystère du monde et de l’infini. Sa trajectoire, toute verticale, est bien une forme de ritualisation sacrificielle de la naissance à soi en tant qu’individu (doué de désir et d’amour) jusqu’à la mort, la confusion avec le tout. Elle (re)devient écume, ensemble instable et provisoire de particules d’air et d’eau, après son éphémère passage sur terre. Cette transfiguration parle autant aux tout petits qu’aux adolescents.
Une dimension religieuse qui gêne
Au départ, beaucoup d’enseignants, se réclamant du devoir de laïcité, étaient réticents à l’idée de lire en classe un texte sous tendu, disaient-ils, par des idées religieuses, certains parlant même de bondieuseries. Ils prévoyaient d’écourter la fin pour ne pas tomber dans le prosélytisme religieux. En revanche, ils étaient apparemment insensibles aux marques de « paganisme », aux emprunts d’Andersen à la mythologie du nord, à cette forme d’animisme exprimé à travers les métamorphoses successives d’ondine en jeune fille puis en écume et en fille de l’air. On peut penser que ces éléments religieux sont culturellement si éloignés de notre civilisation et de nos propres références, majoritairement chrétiennes ou en tout cas monothéistes, qu’ils ne leur posaient pas problème.
Pourtant, le texte a souvent été donné dans son intégralité, et des débats philosophiques et métaphysiques se sont spontanément développés dans les classes, surtout à l’école élémentaire, à partir de la question apparemment anodine mais effectivement stratégique et déterminante par rapport à la réception du texte : « s’agit-il d’une fin heureuse ? ».
Dans des classes où plus de vingt nationalités différentes se côtoient parfois, la question du paradis ou de la métempsycose a été débattue, dans le cadre de débats pacifiés que l’école est un des derniers lieux à permettre à l’heure actuelle.
Le texte a donc opéré un certain nombre de déplacements dans les classes dont nous rendons compte plus précisément ailleurs.