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culture de masse/ culture lettrée

Le conflit entre culture de masse et culture lettrée peut être transformé dans la classe de littérature en une recherche d'articulation entre pratique privée et pratique scolaire, quelle que soit l'appartenance socioculturelle des jeunes lecteurs : tout dépend de l'usage proposé des objets retnus.

Danielle Dubois Marcoin
MCF, Responsable de l’équipe sur projet « Littérature et enseignement »
à l’INRP Lyon


Intervention au séminaire de l’AFEV, Marly-le-Roi

14 mars 2007


Thème : Rapports entre « culture de masse » et « culture lettrée »



J’interviens essentiellement à partir de mon expérience de responsable de recherche dans le domaine de l’enseignement de la littérature à l’INRP, et c’est à partir de cette expérience que j’aborderai la question des rapports entre « culture de masse » et « culture lettrée ».


Comment passer une négociation entre culture de masse (celle dont disposeraient a priori tous les élèves) et culture lettrée (la culture légitimée par l’institution scolaire et qui permet d’affirmer sa distinction dans la sphère publique) ?

Je reformulerais la question autrement : comment l’école peut permettre de sortir de cette opposition exclusive, renvoyant autant aux pratiques qu’aux objets ? Et pour nous ici, pourquoi et comment lire de la littérature à l’école, quelle littérature, pour le meilleur profit de chacun de nos élèves ?

En exergue, je ferai deux citations de Montaigne :

La première, parce que lire c’est aussi voyager…et parce que lire ou voyager, c’est faire le choix d’une posture culturelle :

Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J’y retourne : c’est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe. Ne trouvé-je point, où je vais, ce qu’on m’avait dit ? Comme il advient souvent que les jugements d’autrui ne s’accordent pas au mien, et je les ai trouvés plus souvent faux, je ne plains pas ma peine ; j’ai appris que ce qu’on disait n’y était point.
Montaigne, III,IX, De la vanité

La seconde, parce que tout enfant qui entre à l’école doit être considéré comme un « enfant de maison » au sens où l’entend le philosophe du XVIème siècle :
A un enfant de maison qui recherche les lettres […], je voudrais qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que la tête bien pleine, et qu’on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science.
On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir ; et notre charge, ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais qu’il corrigeât cette partie [ …] Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son élève parler à son tour.[…]
Son institution, son travail et étude ne visent qu’à le former [sinon] nous le rendons servile et couard, pour ne lui laisser la liberté de ne rien faire de soi.
Montaigne, I, XXVI  De l’institution des enfants(Essai dédié à Diane de Foix)


Commençons par une présentation rapide de l’expérience conduite pendant un an dans le cadre de l’équipe INRP : « Lire la petite sirène d’Andersen de la maternelle à l’université en France et ailleurs dans le monde ».

A travers l’expérience, finalement très simple, faire lire un même texte à différentes niveaux d’enseignement ( et de façon complémentaire dans quelques autres pays), nous souhaitions aborder les questions suivantes en les appliquant d’un bout à l’autre du système scolaire :
-Quelles sont les pratiques effectives de lecture des textes littéraires à l’heure actuelle, quels dispositifs et quelles activités sont proposés ?
-Sur quelles représentations de la littérature et de son enseignement cela s’appuie-t-il, à chaque fois?
-Quelles modalités d’évaluation les enseignants proposent-ils à leurs classes, pour mesurer quoi, exactement?
-Comment les élèves reçoivent-ils ces propositions ? Quels profits en tirent-ils dans le cadre de leur formation intellectuelle, culturelle et humaine?
-Quels déplacements apparaissent possibles et souhaitables ?

Nous avons choisi, pour commencer, de faire porter l’expérience sur la lecture d’un texte narratif du patrimoine international, La petite Sirène d’Andersen, et nous préciserons plus loin nos raisons. (Nous sommes actuellement, et pour plusieurs années, en train de travailler un autre genre, le texte poétique, dont l’enseignement apparaît encore bien plus problématique que le récit.). Disons que ce texte, un grand classique, est un des rares qui nous semblaient susceptibles d’être abordés avec profit  de la maternelle à l’université.
Sur le plan méthodologique, nous nous sommes volontairement abstenus d’imposer quelle que modalité de lecture que ce soit : nous souhaitions au contraire partir des pratiques effectives de chacun afin d’en opérer des analyses dialogiques, des confrontations et mutualisations dans le cadre de séminaires régionaux et nationaux réunissant régulièrement les enseignants de tous niveaux associés à la recherche. Nous souhaitions apprécier les déplacements liés à ces échanges entre les différents acteurs autour des réactions/propositions, activités effectives et évaluation. Cette recherche constitue donc en même temps un dispositif de formation interactive des enseignants, qui s’est révélé efficace.
Notre question est finalement celle-ci : quel usage fait-on des textes à l’école, dans quelle mesure les élèves, dans leur ensemble, sont-ils concernés par ces usages ?
Ce travail transversal s’inscrit dans un contexte bien précis.
C’est celui d’une certaine crise de la littérature et de son enseignement, que font apparaître diverses publications, comme la succession des déclarations de Tzvetan Todorov, dans Perspectives de l’enseignement du français (ONL) en 2002, ou encore dans son essai, La littérature en péril, Flammarion 2007, qui lui donne l’occasion d’expliquer le développement du formalisme par la censure pesant sur les débats d’idées en Bulgarie et dans les pays du bloc de l’est : l’expression de la critique s’est ainsi trouvée cantonnée à la seule étude de la forme. Cette perspective formaliste, importée de l’ex-Urss et des pays satellites par l’université française aux lendemains des événements de mai 68, a favorisé la mise en circulation généralisée au niveau du secondaire d’outils qui se voulaient objectifs d’analyse des textes littéraires comme moyen de faire face aux problèmes liés à la massification du public scolaire et à l’arrivée au collège puis au lycée d’élèves qui n’étaient plus pour la majorité des « héritiers », d’ élèves qui ne se trouvaient plus forcément en connivence culturelle avec la littérature et ses usages jusqu’alors considérés comme légitimes. Les intentions affichées étaient louables et respectables : il s’agissait en quelque sorte de gérer au mieux les risques de « violences symboliques » imposées à ces nouvelles cohortes d’élèves.
Disons que consécutivement au mouvement de remise en question des valeurs morales, intellectuelles et esthétiques portées par ce que l’on appréhendait alors avant tout comme la classe dominante, l’idée de trouver d’autres voies que l’usage bourgeois d’une culture bourgeoise s’est largement imposée chez les enseignants de lettres, au moment même où une proportion non négligeable des (nombreux ) nouveaux entrants en fonction était elle-même issue des classes moyennes, voire populaire. Ces nouveaux enseignants devaient leur ascension sociale (ou ce qui était considéré comme tel à l’époque ) d’une part à l’école telle qu’elle avait pourtant fonctionné pour eux, et d’autre part à leur détermination individuelle de bon élève confortée par le désir parental d’un meilleur avenir pour leur progéniture. Cette trajectoire des quelques uns parmi les cohortes d’élèves des écoles communales ayant pu accéder aux bénéfices symboliques d’une certaine mobilité sociale, marquée à la fois de satisfaction et d’inconforts, est celle de P.Bourdieu en France, celle de Richard Hoggart en Angleterre, et de bien d’autres encore.

L’objectif de notre expérimentation était donc d’évaluer la capacités des enseignants (dans leurs fonctions) et des élèves à entrer véritablement en intelligence avec un texte littéraire exigeant, certes, mais pas pour autant uniquement accessible à l’élite des lettrés, et de mettre en évidence quels pouvaient être les freins ou les leviers à l’appropriation de ce texte.

Le texte d’Andersen La petite sirène fait partie du Panthéon littéraire, mais il a par ailleurs fait l’objet d’une adaptation des studios Walt Disney et peut être situé, y compris dans le cadre scolaire, à la rencontre de cultures socialement marquées différemment et c’est une raison qui nous avaient poussés à le retenir.
 J’exposerai successivement
1) une comparaison entre deux objets : La petite sirène d’Andersen et l’adaptation sous forme de dessin animée de Walt Disney,
2)les réticences de différents ordres des enseignants par rapport à ce texte qui est surtout (mé)connu à travers l’adaptation de Walt Disney et la réception des élèves selon les dispositifs mis en œuvre dans les classes,
3) des éléments de conclusion provisoire par rapport à la problématique qui nous réunit aujourd’hui : comment aborder la littérature à l’école de façon qu’elle puisse permettre à chacun de se lire et de se dire (autrement dit de se construire), en tant qu’individu évoluant et intégré dans un espace social aux multiples composantes ?


 Comparaison des deux objets

Comparons le texte d’Andersen (1805-1875), dont on peut dire qu’il relève de la culture lettrée, et l’adaptation Walt Disney, qui relève davantage de la culture de masse.
-La petite sirène, un conte romantique d’auteur, paraît en 1835 dans le deuxième recueil de contes publié par Andersen. Les éditeurs hésitent dès cette époque : contes pour adultes, pour enfants ? en fait le lectorat n’est pas vraiment ciblé, l’histoire dont nous nous occupons peut parler à tous les âges contrairement à l’adaptation Walt Disney qui vise essentiellement un public enfantin.
 Le texte possède une grande dimension poétique et spirituelle. C’est un texte grave, « consistant », qui s’écarte du modèle du conte folklorique traditionnel, mettant en place une logique binaire (quête clairement identifiée comme celle du pouvoir, de l’amour, de la reconnaissance, dans laquelle s’opposent bons/méchants ; adjuvants/opposants ; vainqueurs/vaincus) reposant sur un schéma simple, très peu dialectique, comme celui qui sous-tend beaucoup de fictions cinématographiques ou romanesques actuelles. Le récit d’Andersen, dont voici le résumé, est plus complexe.

La petite sirène, sur le point d’atteindre ses quinze ans ne rêve que d’une chose : connaître le monde des humains (dont sa grand-mère lui avait vanté les merveilles) et acquérir, comme eux, une âme immortelle, car les sirènes, qui n’ont pas d’âme, vivent 300 ans puis redeviennent écume. Mais pour gagner l’immortalité il faudrait, selon sa grand-mère, qu’elle s’attire l’amour d’un jeune homme, un amour tel qu’il en oublie père et mère.
Chacune de ses cinq sœurs aînées montent à la surface le jour de son quinzième anniversaire, en rapporte des souvenirs merveilleux mais réintègre sans nostalgie son milieu sous-marin d’origine.
Quand son jour arrive, la petite sirène aperçoit un jeune prince sur un bateau, l’admire immédiatement, est amenée à lui sauver la vie car le bateau sur lequel il se trouve fait naufrage. Elle dépose le jeune homme inanimé sur le sable, se cache à la vue des jeunes filles qui arrivent tandis que l’une d’elles le ramène à la conscience.
Tout à son amour, elle décide d’aller trouver la sorcière pour qu’elle lui fournisse le moyen de prendre un aspect humain : contre deux jambes (qui la feront souffrir atrocement à chaque pas), elle doit faire le sacrifice de sa voix, et, comme convenu, elle n’acquerra d’âme immortelle que si elle gagne l’amour absolu du prince ; s’il en épouse une autre, elle se transformera immédiatement en écume.
Lorsqu’elle approche le prince, privée de voix et dotée de jambes qui en font la plus gracieuse des danseuses, celui-ci s’attache à elle car elle ressemble à celle qui, croit-il, l’a sauvé et dont il est tombé amoureux : « Le prince dit qu’elle resterait toujours avec lui, et lui permit de dormir à sa porte sur un coussin de velours. » Les jours passent et l’on annonce bientôt le prochain mariage du jeune homme avec une princesse du voisinage. D’abord indifférent à cette nouvelle, celui-ci découvre que la promise n’est autre que celle qui l’a éveillé sur la plage de sable dans le royaume voisin, le lendemain du naufrage…
Le soir du mariage, le couple s’en retourne vers le château du prince. La nuit, sur le bateau, la petite sirène sait qu’elle va mourir. Pourtant ses sœurs réapparaissent à la surface : elles ont fait don à la sorcière de leur chevelure contre un couteau avec lequel la jeune fille doit tuer le prince avant le lever du jour, si elle veut sauver sa vie et redevenir sirène. La petite sirène, renonçant à ce geste, dépose un dernier baiser sur le front du prince endormi dans les bras de sa jeune épouse. Au lever du jour, « Elle se précipita du bateau dans la mer et sentit son corps se dissoudre en écume.
Le soleil était en train de se lever au-dessus de la mer. Ses rayons doux et bienfaisants tombaient sur l’écume froide comme la mort, et la petite sirène ne sentait pas la mort ; elle voyait le soleil brillant et au-dessus d’elle flottaient des centaines de jolies créatures transparentes…leurs voix étaient une mélodie, mais elles étaient si subtiles qu’aucune oreille humaine ne pouvait les entendre ».Elle est arrivée « chez les filles de l’air. La sirène n’a pas d’âme immortelle, elle ne peut en obtenir une que si elle gagne l’amour d’un homme. Sa vie éternelle dépend du pouvoir d’un étranger. Les filles de l’air n’ont pas non plus d’âme immortelle, mais elles peuvent en gagner une par de bonnes actions…Et la petite sirène éleva ses bras transparents vers le soleil de Dieu, et pour la première fois, des larmes lui vinrent. »


Si l’on compare ce texte à l’adaptation des studios Walt Disney, on pourra mettre en évidence quelques éléments significatifs de ce qui distingue l’objet relevant de la « culture de masse », de celui qui s’apparente à la « culture lettrée ».
L’objet relevant de la culture de masse a un public ciblé et doit correspondre aux attentes (à l’horizon d’attente) de ce public, attentes qu’ il conforte et façonne en même temps. C’est donc un objet qui est en phase avec les valeurs et les désirs largement partagés au moment où il est produit ; il ne doit pas être trop décalé.. Compte tenu des enjeux financiers qui sous-tendent une nouvelle production Walt Disney, cet objet doit plaire au public le plus large possible, à un public international. Cela signifie qu’il doit être lissé, ne pas entrer en opposition trop vive avec les systèmes de valeurs morales, religieuses, sociales ou esthétiques de l’ensemble composite auquel il s’adresse; qu’il doit avant tout procurer du plaisir immédiat lors de sa réception.
Inversement, le texte d’Andersen est forcément décalé dans la mesure où il s’inscrit dans un contexte de production historique, social, moral et religieux révolu, dans un contexte culturel qui ne nous est plus familier.
A la trajectoire complexe de l’héroïne qui
-quitte son milieu d’origine, s’arrache aux siens,
-renonce à une part essentielle d’elle-même (sa voix), pour entrer en contact avec l’être aimé,  -puis sublime en quelque sorte cet amour humain, renonce à sa satisfaction pour gagner une essence nouvelle, celle qui la conduit à l’immortalité ,
l’adaptation de Walt Disney oppose
-le désir comblé de la princesse Ariel ( individualisée par son prénom, elle est moins figure que personnage) d’épouser celui qu’elle aime ;
-ce qui l’amène à se heurter, provisoirement, à l’autorité (toute de façade) de son père, le roi Triton, qui ne peut envisager le royaume des humains, mangeurs de poissons, que comme un territoire ennemi, mais qui finira par consentir à l’union de sa fille avec le prince Eric ;
-à se heurter à la rivalité et la rouerie de la sorcière, qui devient sa rivale en amour (il s’en faut de peu qu’elle épouse le prince, après s’être emparé de la voix d’Ariel et s’être travestie en belle jeune fille) et par ailleurs qui convoite l’autorité du roi Triton sur le royaume des mers, et s’emparera un moment de son trident, objet magique conférant la domination dans la tradition des contes de fée.
On parvient chez Disney à un happy end consacrant la satisfaction complète des désirs stéréotypés du modèle contemporain de la jeune fille : épouser un prince charmant, consommer le mariage bien entendu, et vivre dans l’insouciance liée à la satisfaction définitive et immédiate des besoins matériels.
La dimension spirituelle est totalement effacée, ce qui évite de heurter toute conviction que ce soit en ce domaine. La question de la mort n’est jamais posée sauf sous le biais de son évitement (le prince Eric est sauvé, la sirène Ariel échappe aux poursuites des émissaires de la sorcière).
Chez Andersen il s’agit d’une aspiration d’une autre nature, qui n’aboutit pas à la consommation du plaisir amoureux ou matériel, mais qui amène à une interrogation sur l’existence, sur le devenir après la mort sans apporter de réponse définitive.
La complexité est donc bien plus grande chez Andersen, qui revisite de façon toute personnelle les stéréotypes des contes merveilleux, et les intègre dans une perspective romantique plus angoissée, en tout cas qui repose plus sur l’interrogation que sur la résolutions définitive.

Sur le plan esthétique, on a affaire chez W.Disney là aussi à un objet bien formaté. Je relèverai juste quelques éléments  qui me paraissent essentiels et qui vont tous dans le même sens : faire jouer les oppositions sur le mode immédiatement paroxystique, celui de l’exacerbation absolue.
Les tensions sont poussées à l’extrême entre personnages dans le cadre de duels implacables provoqués par les méchants  : pas de personnages ambivalents ; la grand-mère disparaît et la sorcière devient une rivale, dans le domaine du pouvoir, dans celui de l’amour, elle devient l’ennemi à abattre alors que la trajectoire de l’héroïne d’Andersen s’apparente à un cheminement progressif intérieur, beaucoup moins extérieur, spectaculaire.
Sur le plan du rythme, on a affaire à une alternance systématique de temps forts (tempêtes/affrontements violents entre antagonistes comme le roi Triton et la sorcière, poursuite mouvementées de l’héroïne par ses implacables ennemis selon un tempo très rapide –on comprend à peine les paroles-et une opposition violente des couleurs et des lumières ) et de temps de pauses distractives (balade au fond des mers-qui fait pendant aux descriptions poétiques d’Andersen- ; moments chantés qui chez Disney tirent toujours le film d’animation du côté de la comédie musicale...).
L’adaptation inscrit de nouveaux personnages secondaires, assez décoratifs, dont la fonction est d’expliquer et commenter les ressorts de la situation, sur un mode comique (Polochon, Sébastien ; Euréka) là où le texte d’Andersen compte plutôt sur la méditation de son lecteur. Ces personnages introduisent une rupture de ton qui dédramatise une situation dont, précisément, on a exacerbé le caractère dramatique. Disons qu’au tragique de l’itinéraire de l’héroïne d’Andersen (le tragique de nos limites humaines à comprendre ce qui fait notre essence : nous sommes juste suffisamment intelligents pour comprendre que cela relève de l’inconcevable), l’adaptation Walt Disney substitue le dramatique de l’aventure dont on sait de toute façon qu’elle se terminera miraculeusement bien.

Les réticences de différents ordres des enseignants par rapport à ce texte qui est surtout (mé)connu à travers l’adaptation de Walt Disney et la réception des élèves selon les dispositifs mis en œuvre dans les classes

Dans un premier temps, les enseignants trouvent qu’il s’agit d’une histoire un peu niaise, notamment pour des élèves du secondaire. En fait, très peu ont lu le texte, et réagissent par rapport aux souvenirs qu’ils ont gardés de l’adaptation des studios Walt Disney.
Après lecture du texte d’Andersen, les enseignants du premier degré trouvent le texte long et le vocabulaire difficile. Les longues descriptions, poétiques,  les inquiètent à tout niveau, car ils ont tendance à supposer d’emblée qu’elles ne peuvent qu’ennuyer les élèves qui n’auraient d’intérêt que pour l’action... En fait, l’ expérience a généralement prouvé le contraire : dès le plus jeune âge, y compris à l’école maternelle, les élèves se sont montrés assez fascinés par la description des fonds sous-marins, par exemple.
Mais ce qui a le mieux permis  l’appropriation de cette dimension poétique du texte a été l’activité créatrice en arts plastiques comme celle-ci : « représenter le monde de la petite sirène en trois dimensions, dans une boîte »  (style boîte à chaussures), activité qui a amené des va et vient constants et enrichissants du texte à l’objet fabriqué, des interrogations sur les mots (« fenêtres en ogive »), sur les effets des mots à traduire plastiquement.
Il y a donc intérêt à interroger les représentations que les enseignants se font des capacités de leurs élèves, à ne pas les sous-estimer et surtout à envisager des dispositifs qui permettent une appropriation  personnelle des éléments culturels non encore familiers. Ici, il s’agit en quelque sorte de « faire œuvre avec les œuvres », à travers ce qui  revient à une analyse pragmatique du texte dans cette opération de transcodage dans un autre médium artistique.
Ce dispositif a certainement plus d’efficacité qu’un questionnaire du type : de quelle couleur sont les yeux de la petite sirène, bleus, verts ou jaunes ? En quoi sont les murs du château, corail, brique ou carton ?

Comme nous l’avons déjà dit, nous avions affaire, avec La petite sirène, à un conte, mais un conte d’auteur et un conte romantique, qui questionne plus qu’il n’apporte de réponses rassurantes et définitives, et qui, par conséquent, supporte mal les grilles d’analyse réductrices généralement convoquées pour aborder le récit, tel les fameux schémas narratif et actanciel .
Quand on leur propose de lire le texte d’Andersen, les enseignants du second degré se réfèrent immédiatement à la notion de séquence à organiser à partir d’un ou plusieurs objets d’étude qui justifient que l’on retienne tel ou tel texte . Ils envisagent donc de lire La petite Sirène dans le cadre de la séquence consacrée au récit court en seconde par exemple, ou dans celui consacré au conte en 6ème. Mais pratiquement tous reconnaissent n’avoir jusque là jamais proposé ce texte à leurs élèves dans le cadre d’une approche générique du conte, qu’ils mènent habituellement à partir de Perrault et de Grimm, « qui permettent de mieux illustrer le programme », comme le dit l’un d’entre eux, autrement dit que l’on peut plus aisément soumettre aux outils disponibles (aux schémas narratifs ou actanciels). Le sentiment qu’on ressent souvent chez les enseignants du second degré, c’est la nécessité de  faire entrer le texte dans une case prévue par le programme. Et comme le conte d’Andersen ne se laisse pas enfermer aussi facilement que cela, ils choisissent donc de le faire lire une fois les repères génériques installés à partir de contes jugés plus canoniques, comme s’il s’agissait  d’un préalable nécessaire pour entrer en intelligence avec ce texte.
Une autre solution serait, non pas d’accumuler des préalables méthodologiques mais de chercher à accompagner le mieux possible la confrontation immédiate et personnelle des élèves avec le texte. Au lieu de se servir des textes comme prétextes pour illustrer des notions générales  (comme celle de genre littéraire –ici « le » conte-), on pourrait les lire effectivement tels qu’ils se présentent dans leur richesse et leur singularité, puis les confronter les uns aux autres dans le cadre de mises en réseau raisonnée pour construire progressivement du savoir littéraire. Cela éviterait de faire systématiquement écran entre le texte et la réception ( à accueillir et à compléter) des sujets-lecteurs que sont les élèves, y compris dans le cadre du cours de littérature..

D’autres réticences apparaissent, liées aux éléments de l’histoire qui renvoient à la sphère intime des individus : au départ certains enseignants sont gênés (du fait du principe de laïcité) par la dimension spirituelle qui traverse tout le récit et précisément par la fin qui fait référence à l’immortalité de l’âme dans une perspective chrétienne (largement travaillée en réalité par les mythologies nordiques qui intègrent davantage l’humain dans l’espace cosmique que dans une sphère régie par une volonté divine unique comme dans le cadre d’une pensée monothéiste ). Certains choisiront donc des versions qui occultent cette fin et le regretteront par la suite. A la réflexion, quelques uns d’entre eux finissent en effet par interroger leurs réticences et se demander si, sans s’en rendre compte, ils n’ont pas pris l’habitude de ne plus proposer que des textes « politiquement corrects » à leurs élèves. D’autres enseignants d’école élémentaire, chez les plus jeunes et les moins expérimentés, peu rassurés à l’idée que leurs élèves soulèvent la question de la mort dans le cadre de la lecture du texte, vont organiser au préalable un débat philosophique sur la mort !…
 Un autre professeur de 6ème  s’explique : « Les échanges ont été rapides, spontanés (à la suite d’une réponse à une de mes questions, par exemple). Pour le débat sur le caractère heureux ou malheureux du dénouement, je n’ai pas voulu lui donner trop d’importance car je me suis aperçu que  très vite on arrivait à des jugements de valeur sur ceux qui étaient « croyants »   et ceux qui ne l’étaient pas pour reprendre le terme employé par les élèves. »
On a parfois l’impression que les enseignants perdent de vue que la littérature a aussi pour fonction d’aborder (sur un mode artistique, symbolique et non frontalement philosophique) les questions existentielles essentielles. Plus largement encore, tout semble se passer comme si ces interrogations existentielles (la vie/la mort) ne pouvaient s’énoncer que sur le mode religieux, comme si un athée n’était pas lui aussi habité par ces questions d’ordre spirituel pour lesquelles il n’attend pas de réponse érigée en dogme.
Dans telle autre classe pourtant (comme dans beaucoup d’autres en élémentaire), les débats d’interprétation ou d’opinion permettent des échanges très authentiques, très investis et qui s’opèrent dans le respect des uns et des autres.
Ces débats montrent bien que l’école laïque est un lieu qui permet la réflexion personnelle et la confrontation régulée des réponses individuelles aux questions les plus essentielles. Ces confrontations, qui ne visent pas forcément au consensus, aboutissent en fait à la rencontre des autres mais aussi de soi.

Il est donc urgent de poser la question de la réception personnelle des élèves qui sont aussi des sujets lecteurs

 Les enseignants (notamment dans le secondaire) craignent assez souvent, lors des discussions, que le débat  dérape et fasse émerger des préoccupations intimes de leurs élèves, qu’ils ne se sentent pas véritablement prêts à prendre en compte :  
Un professeur homme de 6ème reconnaît : «L’histoire m’émeut au plus haut point…Elle me procure aussi un léger et diffus sentiment de malaise. …
Fin  surprenante
les éléments de cruauté sont fortement présents et peuvent peut-être (de mon point de vue de professeur en tout cas) poser des problèmes en classe.
Même question s’agissant des éléments sexuels affleurant dans le texte. ».
Effectivement le texte suscite parfois des rejets spontanés forts, qu’il faut entendre et accueillir :
« Jamais je ne lirai ce texte à ma fille ! »
Mais il convient aussi, pour amener les élèves à passer du rejet réflexe au jugement réflexif, à installer dans le cadre de la classe les conditions d’une négociation entre leurs postures culturelles réellement installées ou affichées et d’autres postures possibles, plus ouvertes sur ce à quoi ils n’ont  pas encore eu accès. Il faut aussi que les enseignants interrogent leurs représentations quant aux possibilités de leurs élèves : écoutons une maîtresse (les enfants ont entre 9 et 11 ans ):
Je connaissais mal ce conte et après l’avoir lu, j’ai pensé qu’il était peu accessible à de jeunes enfants. Le texte est assez long et il contient de longues descriptions fort imagées. Le lexique est assez élaboré. Les phrases sont longues et complexes.
L’histoire ne me semblait pas convenir à de jeunes enfants ; elle fait référence à des notions difficiles à aborder.
La fin n’est pas heureuse bien que la sirène ait réussi dans sa quête d’immortalité.
Je pensais que les élèves ne seraient pas motivés par sa lecture et je craignais leur réaction.
J’ai consulté différentes adaptations (retient celle d’Ipomée-Albin Michel illustrée par Diodorov) .Puis, j’ai commencé la lecture avec crainte et appréhension. Aussi avais-je choisi de le lire à haute voix en grande partie.
Or, il s’avère que les élèves ont toujours été très motivés, aussi bien lors des échanges oraux que pour les productions d’écrits. Bien que le texte soit difficile, ils ont fait de réels progrès en compréhension et en expression orale et écrite. (note que certains mémorisent des phrases entières, ce qui l’impressionne)
Je leur ai également présenté l’adaptation de l’Edition des femmes et ils l’ont préférée car « elle se termine bien ».
La lecture de conte les a amenés à une réflexion profonde sur le sens de la vie.
 
Les débats collectifs sont nécessaires mais ils ne suffisent pas. Il est nécessaire qu’ils alternent avec des manipulations et des productions plus personnelles. Des confrontations/comparaisons entre différentes versions/éditions ou avec d’autres œuvres textuelles ou picturales, des propositions diverses d’écriture vont pouvoir amener chacun progressivement à une réflexion individuelle plus dialectique, une réflexion sur la portée symbolique du texte.
Citons une proposition  particulièrement féconde : sur l’invitation de la conseillère pédagogique en arts plastiques, l’enseignant a invité les élèves à choisir, parmi un ensemble de reproductions de tableaux, quatre images leur évoquant le texte d’Andersen et à dire en quoi cela leur rappelait ce qu’ils avaient ressenti à la lecture du texte.
Grâce à ce déplacement, à ce passage par une mise en analogie avec d’autres objets artistiques fondés sur un système de signes de nature différente, les jeunes élèves (10/11 ans) sont parvenus à formuler des relations au texte d’Andersen d’une richesse remarquable, notons qu’il s’agit pourtant d’une école classée ZEP.
 Julien :  « Les Idées claires » de Magritte, En regardant [la reproduction], je ressens de la différence et du changement.
Les passages d’un monde à l’autre.

               « Le Proverbe turc » d’Erik Dietman, En la regardant je ressens de la peur et de la solitude
Le sacrifice de la petite sirène

                « Portrait d’Annette » de Giocometti, En la regardant je ressens de la patience et la mort
L’attente de sa mort

                 « Number 3 » de Jakson Pollock, En la regardant je ressens des choix incompris
L’univers de la sorcière

Ce qui est intéressant, en plus de la pertinence de ces remarques, c’est leur formulation ; chacun trouve en général une rhétorique personnelle. Ici Julien commence par énoncer une impression personnelle ressentie à la vue de la reproduction (en relation avec son souvenir du texte) pour glisser par analogie à une authentique conceptualisation d’un épisode du récit.
Ces écrits personnels, reposant sur une méditation à partir de l’image qui conduit vers un repli sur l’intime expérience artistique et culturelle du texte, peuvent ensuite être oralisés, donc socialisés, et mis en dialogue au sein de la classe.
Il s’agit bien de faire émerger les traces de la relation toute personnelle et subjective nouée par chacun au texte, de faire émerger et d’accueillir la subjectivité du lecteur (ses goûts, ses repères axiologiques, culturels), travaillée et construite par les propositions du maître dans le cadre d’une expérience partagée par une communauté de lecteurs/interprètes.
Nous avons pu voir à quel point  cette expérience personnelle et intersubjective est dépendante de la qualité de la relation pédagogique maître/élève.

Conclusion :

Il convient plus que jamais de ne pas séparer la question « pourquoi lire de la littérature ? » de cette autre « comment lire la littérature ? quelles formes d’usage du lire légitimer à l’école ? »
Il est urgent de rompre avec un usage qui repose d’emblée sur la distanciation analytique et objectivante. Les expériences de lecture de La petite Sirène les plus réussies sont celles qui ont amené les lecteurs à se projeter personnellement dans l’univers et les personnages d’Andersen, pour en apprécier la portée symbolique et l’apport singulier, dans le cadre d’échanges authentiques et de propositions de travail pertinentes et constructives.
La littérature est susceptible de créer du lien social à partir du moment où ceux qui ont pouvoir de légitimation (notamment les enseignants) travaillent à installer les conditions d’un réel partage. Cela passe par la question du choix des objets à partager mais plus largement encore   par celle des usages légitimés et valorisés par l’institution et des modalités d’évaluation qu’elle met en place.  

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