INSTITUT FRANÇAIS DE L'ÉDUCATION

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Introduction

L’approche par compétences, aujourd’hui commune au monde professionnel et au monde éducatif, est préconisée par la plupart des recherches en sciences de l’éducation en même temps qu’elle inspire un certain nombre de débats. Le mot « compétence », dérivé de la linguistique (qu’on pense à l’opposition compétence/performance), désigne généralement le pouvoir, pour un sujet donné, de rassembler des connaissances et des savoir-faire afin d’effectuer une action complexe. Les « compétences » s’opposent ainsi aux découpages entre disciplines (ou internes à la discipline) : l’acquisition d’un « savoir lire » ou d’un « savoir écrire » dépasse largement les limites d’une seule « matière » (le français), et associe des connaissances et des habiletés linguistiques variées en orthographe, vocabulaire, syntaxe, composition de textes, etc. En s’efforçant de réduire l’émiettement, l’approche par compétences favorise la motivation des apprentissages puisqu’elle prend pour objet la maitrise d’actions, inscrites dans le monde au moins autant que dans l’école.

Les compétences des littéraires (de l’homme de lettres, du lettré ? — mais s’agit-il toujours de la même chose ?) se manifestent dans des actions assez complexes qui font converger des techniques, des connaissances ou des marques de sensibilité. L’aisance à circuler dans une bibliothèque, le plaisir pris à la lecture d’une traduction de Virgile et la facilité à mettre des mots sur ce plaisir, le rejet argumenté de la facilité en art, l’aptitude à comparer Stendhal et Balzac, Racine et Corneille ou Sartre et Camus  sont les signes probables (parmi d’autres) de compétences littéraires. Le Socle commun de connaissances et de compétences (2006) en donne quelques exemples : situer des œuvres dans le temps, les relier à l’histoire, faire la distinction entre « produits de consommation culturelle » et « œuvres d’art », « avoir une approche sensible de la réalité », « disposer de références communes », « avoir une vie culturelle personnelle par la lecture », faire preuve de « curiosité pour les productions artistiques, patrimoniales et contemporaines, françaises et étrangères… ». La pensée critique, la curiosité artistique, la capacité à situer les textes les uns par rapport aux autres, par rapport aux autres formes d’expression, par rapport à l’histoire sociale et politique, l’attention aux formes autant qu’aux contenus, l’art de faire parler les textes au delà de leurs significations explicites participent sans doute de la spécificité du littéraire.

Est-il cependant possible de repérer les actions qui témoignent de ces compétences ? comment les entrainer ? les évaluer ? les identifier avec précision alors que l’ensemble du terrain semble mouvant et instable. S’agissant de littérature en effet, la notion de compétence suscite au moins autant de perplexités que de perspectives fécondes et, sur quelques points au moins,  elle ne fait pas (trop) bon ménage avec l’enseignement de la littérature.

1. La crise du jugement esthétique

Certaines difficultés tiennent à la définition même des objets en cause : la valeur des œuvres et le jugement esthétique, dont on sait à quel point ils ont été mis à mal, par la sociologie comme par les productions artistiques contemporaines. La capacité par exemple à distinguer entre « produits de consommation culturelle » et « œuvres d’art » ne suppose pas seulement la mobilisation de connaissances (historiques, éditoriales, etc.) et d’habiletés (à comparer, à relier, à classer).  L’enseignant ne peut pas se dispenser (et priver ses élèves) d’une réflexion sur  la valeur des œuvres et sur les pratiques sociales qui contribuent à leur hiérarchisation.

Comment une approche par compétences peut-elle évaluer la capacité des élèves à apprécier une œuvre dès lors que les critères du jugement esthétique ne sont stables pour personne ?

2. La spécificité des compétences scolaires

La réflexion sur le « sujet lecteur » (Rouxel, Langlade) développée dans de nombreux colloques tend désormais à légitimer les lectures ou les interprétations élaborées par des sujets empiriques. On admet aussi que des productions personnelles extrascolaires manifestent des compétences réelles (Penloup) qui s’épanouissent difficilement dans les exercices scolaires : la « rédaction », le commentaire de texte, l’écriture d’invention, pourtant utilisée pour « évaluer les compétences littéraires ». Reconnaitre à l’élève une compétence de scripteur ou de lecteur sur des supports ou dans des contextes extrascolaires revient à interroger et à redéfinir la spécificité des compétences scolaires proprement dites, à préciser en quoi elles s’articulent avec ces compétences « déjà là », en quoi elles s’en distinguent, en quoi elles sont nécessaires, et en quoi elles constituent des compétences socialement utiles.

Qu’est-ce qu’une lecture « scolaire » peut apporter, par exemple, à une lecture privée et comment une approche par compétences peut s’arranger de la multiplicité des compétences en jeu dans le fait de lire ou d’écrire des textes littéraires ou non ?

3. Les gestes invisibles de la réussite

De nombreuses tâches traditionnelles dans la classe de littérature (la lecture d’une œuvre du XIXème siècle ; l’interprétation d’un texte manifestement polysémique ; la rédaction de textes longs, écrits de commentaire ou d’invention, avec une finalité esthétique revendiquée…) sont assez complexes pour être assimilées à des compétences. Leur pratique ordinaire relève bien souvent d’une pédagogie invisible qui gagnerait à être explicitée : un roman du XIXème se lit-il comme un texte contemporain ? l’activation symbolique des signes dépend-elle d’une sensibilité spontanée ? d’une expertise documentée ? ou d’une posture audacieuse ? la qualité d’un texte littéraire est-elle plus souvent imposée ou justifiée ?

Comment une approche par compétences s’empare-t-elle de ces questions qui reviennent à préciser les formes de l’étayage nécessaire, la part de l’implicite et de l’imprégnation, le rôle du repérage des différentes habiletés ou des savoirs en cause, les modalités de l’intervention de l’enseignant, et celles de l’évaluation etc.

4. Stéréotypie, modélisation, transgression

Le cadre scolaire s’alimente de tensions rarement objectivées entre la transmission nécessairement respectueuse (du patrimoine, de valeurs morales ou esthétiques) et la puissance critique des œuvres enseignées. L’enseignement de la littérature se situe toujours entre les solutions modélisantes (en termes de commentaires — et de lecture — ou de production) et les solutions créatives (écritures d’invention et interprétations personnelles ou originales). La référence aux modèles est-elle une étape ou un obstacle à la construction des compétences littéraires ? L’imitation des maitres précède-t-elle nécessairement l’apprentissage de l’insoumission ?

Ici encore, l’approche par compétences est problématique : si les compétences se définissent en étroite relation avec les formes ou les genres (écrire avec ou comme Maupassant), l’apprentissage ne se différencie guère de celui de compétences d’écriture plus générales (par exemple, écrire des textes explicatifs), si au contraire il s’agit de stimuler la créativité, la définition des compétences à atteindre et des moyens d’y arriver n’est-elle pas plus délicate ?

5. Des savoirs aux compétences et des compétences scolaires aux compétences sociales

Ni la lecture littéraire, ni les textes littéraires ne sont faciles à définir, mais il est facile de définir des savoirs qui ont trait à la littérature : connaissance des formes et des auteurs, par exemple, de leur histoire de leur relation à l’histoire. Mais que peut-on faire de ces savoirs ? quelles sont les compétences qui les mobilisent à l’école et hors de l’école ? Alors que la littérature n’est plus guère lue qu’à l’école, est-il possible d’exercer des compétences littéraires en dehors du petit cercle des spécialistes ? les compétences enseignées en cours de littérature conduisent-elles à d’autres configurations que celle qui prévalent en littérature ? La lecture de Mme Bovary (ou de La Princesse de Clèves) permet-elle autre chose que la réussite à un examen ou un concours ?

Une approche par compétences peut-elle négliger le statut social des disciplines de références dans une société donnée ? La mise en cause des savoirs et des savoir-faire issus des sciences humaines, et plus spécifiquement de l’enseignement littéraire, ne justifierait-elle pas un programme d’élucidation et de recherches empiriques à chaque fois que c’est possible, pour mieux illustrer ce que l’enseignement de la littérature peut et ne peut pas apprendre ?

L’approche par compétences pose un certain nombre de questions dont l’enseignement de la littérature ne peut pas faire l’économie. Comment faire plus nettement la part des enseignements explicites et de l’imprégnation ? Comment préciser l’articulation entre les pratiques (de lecture et d’écriture) et les connaissances ou les techniques nécessaires ? Comment repérer les liens entre les usages ordinaires et les usages littéraires de la langue ? Quels arguments développer pour une meilleure délimitation des compétences littéraires au sein des dispositifs d’évaluation internationaux par exemple ? Comment situer l’enseignement de la littérature par rapport à celui de la litteratie ?

Sur tous ces points, il est urgent de faire des propositions, donner des exemples, suggérer des situations, partager des expériences, examiner les risques, alimenter le débat. On accueillera sur cette page toutes les contributions qui, sur un mode pratique ou sur un mode théorique, permettront de mieux cerner ce que l’enseignement de la littérature peut attendre d’une approche par compétences…

Pour ouvrir la discussion, on a demandé à six chercheurs de dire ce que, de leur point de vue, la notion de compétence pourrait apporter à l’enseignement de la littérature. Il s'agit d'Anne Jorro (Université de Toulouse, UTM, CREFI-T), de Brigitte Louichon (Université Bordeaux 4 – IUFM d'Aquitaine et Équipe TELEM/Modernités – Université Bordeaux 3), d'Hélène Crocé-Spinelli (IUFM de Basse Normandie, Laboratoire CERSE, Université de Caen),de Jean-Louis Dumortier (Université de Liège), de Noëlle Sorin (Université du Québec, Trois Rivières) et d'Yves Citton (Université Grenoble III -Stendhal & UMR LIRE CNRS 5611). 

Qu'ils soient ici remerciés d'avoir bien vouloir ouvrir un débat que les lecteurs sont invités à prolonger.  Nous publierons leurs contributions. Les textes — entre 5000 et 30000 signes — doivent être adressés sous format word à l’adresse suivante : francais.litterature@inrp

François Quet, EF2L

 

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