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Pierre Garrigues

L'écriture fragmentaire est une technique d'écriture érigée en éthique ; pratiquant tous les genres, elle échappe à tout système et remet en cause toutes les certitudes de la littérature.

Pierre Garrigues, Poétiques du fragment, Klincksieck esthétique, 1995, 409 p.
Compte-rendu de lecture établi par Martine Marzloff, chargée de recherche, INRP

Introduction


Le point de départ de la réflexion de Pierre Garrigues est le paradoxe qui consiste à associer le mot « fragment » au mot « poétique » : en effet, selon le sens courant, le mot « fragment » est lié à l’idée de « morcellement subi » alors que le mot « poétique » est lié à l’idée de « faire, construire ». Une légitime interrogation naît donc de l’association de ces deux mots. Un deuxième paradoxe surgit si l’on pense que la visée de l’art, donc  de la poésie,  est essentiellement l’harmonie, l’unité alors que la fragmentation suppose une certaine violence. Un dernier paradoxe naît du fait que le fragment suppose l’existence préalable d’un tout alors qu’une « poétique du fragment » suppose une création de fragments indépendamment d’une totalité. Ainsi, construire une réflexion sur des  « poétiques du fragment » implique une interrogation  sur des questions littéraires et théoriques.
Selon Pierre Garrigues, l’époque contemporaine est marquée par la fragmentation ; même si la pensée de la fragmentation a une histoire dont on peut tracer les jalons, il est évident que, depuis le XIXème siècle, on assiste à une remise en cause radicale de la notion de totalité, d’harmonie. La perte de confiance en des systèmes de pensée exige la nécessité de ne pas dissocier esthétique et éthique. Dans cette perspective, on peut lire l’écriture du fragment comme une réponse à la ruine des illusions et des systèmes qui s’est opérée après Auschwitz : après cette date, il est impossible d’écrire comme si rien n’avait eu lieu, comme si l’horreur n’avait pas ruiné le langage, comme si notre mode de perception n’avait pas radicalement changé.
Pierre Garrigues fait référence à Scarpetta qui caractérise l’époque contemporaine par une « esthétique  de l’interaction des arts et de la destruction des terrorismes avant-gardistes » ; en conséquence,  il revient à chacun de trouver une esthétique qui lui est propre. Roland Barthes avait émis l’idée selon laquelle le refus des systèmes et l’authenticité étaient les conditions éthiques d’une pratique d’écriture : il ne s’agit pas d’avoir quelque chose à dire, mais de se confronter au langage.
Aujourd’hui, alors que nombre  de repères ont vacillé, la notion de fragmentation est au cœur des réflexions esthétiques actuelles ; en témoignent la multiplication de recueils d’aphorismes, de poésie lapidaire. De nombreux écrivains revendiquent, à l’heure actuelle, une écriture fragmentaire. Tout se passe comme si la fragmentation était devenue un genre littéraire.

Première partie : Phénoménologie du fragment.


De la définition du fragment comme partie d’une unité originelle perdue naît une tension entre l’un et le multiple : il s’agit de construire un art de la fragmentation à la recherche d’une unité, tout en refusant la tentation totalitaire et tout en éliminant la rhétorique née de l’illusion selon laquelle le langage coïncide avec la pensée. Dans cette perspective, Pierre Garrigues souligne l’influence capitale de Mallarmé pour l’écriture fragmentaire. En effet, celui-ci a construit une grammaire de la typographie et de la disposition  qui est largement utilisée dans les écritures fragmentaires contemporaines. D’autre part, selon Pierre Garrigues, Mallarmé est à l’origine de la vision de la littérature comme mise à mort dans le lieu même de son accomplissement, la page blanche. De plus, Mallarmé revient constamment sur le manque de quelque langue originelle ; en ce sens, la poésie « philosophiquement rémunère le défaut des langues », toutes  « imparfaites ».
Pierre Garrigues pose ensuite la question du statut poétique du fragment. Si l’on considère qu’il s’agit d’un morceau détaché d’un tout, on peut se demander s’il est nécessaire de retrouver la partie manquante pour construire la signification du fragment. Pour résoudre les difficultés théoriques soulevées par les écritures fragmentaires, Pierre Garrigues s’interroge sur les influences littéraires et philosophiques sur lesquelles s’est construite une poétique du fragment. Dans l’histoire littéraire, il existe un grand nombre d’œuvres fragmentaires, dont certaines sont devenues des références et ont contribué à assimiler les fragments à des formes brèves. Ainsi, en est-il d’Héraclite qui apparaît comme un accomplissement exemplaire et une source vive de l’écriture fragmentaire. La brièveté et le blanc signalent le fragment et permettent de le percevoir : en ce sens, la typographie fonde la phénoménologie du fragment.
Par ailleurs, Pierre Garrigues souligne qu’il existe une éthique de l’écriture fragmentaire qui nie les interprétations globalisantes, qu’elles soient scientifiques ou littéraires.

Deuxième partie : Ecritures contemporaines.


Pierre Garrigues analyse quelques exemples d’écritures fragmentaires contemporaines.  Il explique ainsi que,  dans L’écriture du désastre, Blanchot envisage le fragment sans référence à une unité originelle perdue ni unité résultante à venir ; la parole y est plurielle, plurivoque, anonyme : citations, jeux de renvois donnent à entendre la voix des morts comme s’il s’agissait de donner corps à l’absence. Dans L’attente L’oubli, le récit fragmentaire, envahi de citations critiques, tend vers le silence et dit l’impossibilité du récit. Dans Papiers collés, Perros envisage le fragment comme un moyen de résister au piège de l’écriture qui a tendance à se figer en système, comme un moyen d’échapper à la fixation du sens. Perros, parce qu’il récuse la notion de composition et recherche  l’imperfection, rédige des notes, sans repères, sans attaches, qui ne fixent rien de définitif. Son écriture procède de juxtapositions, d’ajouts successifs, de collages et de montages. René Char pratique également une écriture fragmentaire par refus de toute forme pure. Feuillets d’Hypnos se présente sous forme de « notes » précaires qui résistent à toutes les facilités, parmi lesquelles la pureté formelle de l’oeuvre achevée.
Pierre Garrigues analyse ensuite l’œuvre de Roland Barthes, pour lequel le fragment contribue à la désintégration des genres ; tout texte est un fragment d’un texte plus général, résultant de réécritures, mises en jeu de textes antérieurs. Pour Roland Barthes, il ne s’agit pas de produire un discours de maîtrise ; son « écriture blanche » est une utopie  à l’image du navire Argo, « dont les Argonautes remplaçaient peu à peu chaque pièce, en sorte qu’ils eurent pour finir un vaisseau entièrement nouveau, sans avoir à en changer le nom ni la forme ». Dans l’œuvre de Roland Barthes, le fragment fonctionne comme la substitution de tout élément originel au profit d’une structure combinatoire. Fragments du discours amoureux  pratique la fragmentation systématique afin de ruiner tout système et toute possibilité de situer le sujet parlant :  collage et montage construisent un texte sans origine ni fin.
Pierre Garrigues analyse également  les œuvres de Perec  dont l’écriture, fondée sur des mécanismes, des bricolages, des jeux,  donne un sens à un puzzle qui en est privé.

Conclusion


Pierre Garriques présente le fragment comme une technique d’écriture érigée en éthique ; l’écriture fragmentaire se démarque des genres en les pratiquant tous afin d’échapper au piège de la totalité, remettant ainsi en cause toutes les assurances de la littérature.






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