Littérature au pluriel
Approche anthropologique de la lecture pour accroître la conscience culturelle du lecteur et permettre la consolidation de son identité culturelle.
Jean-Pierre Gerfaud, Jean-Paul Tourrel, La littérature au pluriel Enjeux et méthode d’une lecture anthropologique, De Boeck, 2004
A partir de la lecture des Instructions Officielles qui affirment leur volonté de sensibiliser les élèves à la dimension culturelle des œuvres littéraires, les auteurs soulignent la difficulté de la tâche qui est confiée aux enseignants et proposent une approche anthropologique de la culture et de l’acte de lecture. Leur problématique porte sur le rapport entre le système interne de l’œuvre, l’acte de lecture et la construction d’une culture.
Leur démarche se divise en deux temps : d’abord une approche théorique sur la notion d’anthropologie de l’œuvre littéraire, puis une approche didactique de la lecture anthropologique de l’œuvre littéraire.
Dans la première partie, les auteurs définissent l’anthropologie comme une science qui s’intéresse aux productions de l’homme, inscrit dans une culture donnée : ils soulignent, de ce fait, le rapport entre l’individu et le groupe. Tout ce qui est produit dans un groupe humain est un fait anthropologique ; ce qui implique un observateur et un fait à observer.
Cette définition étant donnée, les auteurs vont cibler leur analyse sur l’objet littéraire, objet privilégié, prélevé parmi les multiples objets à lire. Là encore, la définition de l’œuvre littéraire est problématique car elle renvoie à différents points de vue. C’est un objet anthropologique, par nature, comme toute production humaine. De plus, l’œuvre littéraire mobilise un ensemble de compétences transmises socialement (et l’institution scolaire participe de cette transmission), engendre un réseau d’activités socialement reconnues (éditeurs, bibliothécaires…) et traduit une vision du monde en étant le support d’un discours.
La nature anthropologique de l’œuvre littéraire étant reconnue, il convient d’en analyser la complexité. Les champs anthropologiques d’observation (psychologie, sociologie, histoire…) sont des espaces limités, chacun ayant un modèle d’explication spécifique. Néanmoins, quel que soit le champ d’observation choisi, tous les éléments s’organisent selon une cohérence que le lecteur peut conceptualiser. Ainsi, dans une approche psycho-critique, le lecteur va saisir les différents signes qui vont trouver leur cohérence dans le mythe personnel ; ainsi dans une approche socio-critique, le lecteur va saisir les différents thèmes qui vont trouver leur cohérence dans une vision du monde. Jean-Pierre Gerfaud et Jean-Paul Tourrel posent alors le postulat selon lequel il existe un système interne à l’œuvre, lequel laisse apparaître des structures identiques, quel que soit le champ d’observation choisi.
Les auteurs se proposent alors de cerner le lien entre le système interne de l’oeuvre littéraire et le système culturel dont elle provient. S’appuyant sur La vie est un songe de Calderon, ils soulignent que l’œuvre s’organise autour de deux pôles opposés, quelle que soit l’approche choisie. Le paradoxe du titre renvoie à un mythe chrétien, signe d’une culture. Il y a donc cohérence entre l’œuvre littéraire et la culture qui l’a produite : l’œuvre littéraire est le signe d’une culture ; en conséquence, l’acte de lecture est à la fois travail sur l’œuvre littéraire comme signifiant et recherche de sens par élucidation du signifié.
Le problème qui se pose alors est celui de la nature anthropologique de l’acte de lecture de l’œuvre littéraire. Par référence à Umberto Eco qui postule un « lecteur-modèle » capable de construire une encyclopédie à partager, Jean-Pierre Gerfaud et Jean-Paul Tourrel définissent l’acte de lecture comme une réalité anthropologique permettant une initiation (au sens anthropologique), une construction identitaire (par la rencontre de plusieurs inconscients) et une transmission (d’un modèle culturel).
La nature anthropologique de l’acte de lecture étant reconnue, il convient d’en analyser la complexité. Si l’on définit l’acte lexique par la prise d’indices pour la construction du sens, il est nécessaire de préciser quelles sont les capacités de lecture développées par chaque approche. Par exemple, l’approche sémiotique permet au lecteur de comprendre comment le texte se génère, l’approche socio-critique permet au lecteur de percevoir le texte littéraire comme un objet social façonné à un moment socio-historique , l’approche psycho-critique permet au lecteur de concevoir le texte littéraire comme un objet symbolique porteur du discours de l’inconscient. Les auteurs formulent l’hypothèse selon laquelle le texte littéraire est un objet anthropologique complexe dont on élucide le sens grâce aux différentes approches choisies. Ils vont ensuite confirmer leur hypothèse en soumettant Le Roi pêcheur de Julien Gracq à différentes approches : thématique, structurale, socio-critique, psycho-critique, sémiotique. Puis ils effectuent une synthèse des procédures : il apparaît alors que le système interne de l’œuvre se révèle progressivement par la structuration en sept niveaux, et ce, quel que soit le mode d’approche choisi : des caractéristiques matérielles et indices de surface (thèmes, champs lexicaux, faits de langue…) à une structure signifiante (mythe personnel…) puis à un système organisateur de l’œuvre, en rapport avec le monde de référence du texte. Ainsi, l’œuvre littéraire est, à la fois, objet, signe et symbole anthropologique. La lecture anthropologique dépasse les approches partielles en considérant le texte littéraire dans sa complexité, en opérant une convergence des différentes approches ; elle est une démarche d’élucidation des faits textuels et de l’acte interprétatif : elle part de l’observation d’indices textuels pour aboutir à la construction d’un système explicatif cohérent. Elle correspond à ce qu’Edgard Morin appelle « la pensée complexe ».
Les auteurs s’intéressent ensuite au problème de la formation à la lecture anthropologique de l’oeuvre littéraire. Après avoir rappelé l’importance de chacun des pôles du triangle didactique, ils soulignent les enjeux de la transmission de la lecture anthropologique. Ceux-ci portent sur les savoirs (thématiques, littéraires, anthropologiques…) et les savoir-faire (stratégies, outils…). Ils énumèrent ensuite les effets d’un tel apprentissage en fonction des approches : l’approche thématique développe l’imaginaire, l’approche structurale les structures logico-sémantiques… En conséquence, il est possible d’affirmer que la lecture anthropologique construit l’identité du lecteur, sur le modèle de la complexité.
Dans la deuxième partie, qui est une application didactique de la lecture anthropologique, dans les classes du lycée, les auteurs proposent un programme de formation établi à partir des compétences et des capacités qui peuvent être évaluées : les dimensions développées (linguistique, imaginaire, symbolique, sociale, axiologique…) ont pour enjeu le développement d’une attitude culturelle. Reprenant pour exemple Le Roi pêcheur, les auteurs proposent des séquences de lecture anthropologique menées au lycée et montrent ainsi que les élèves sont capables de construire le système interne de l’œuvre en faisant une synthèse interprétative des différentes approches. Ils montrent ensuite que les élèves peuvent avoir une démarche plus autonome en utilisant ce mode d’approche pour aborder d’autres textes littéraires. Il devient alors possible d’évaluer le degré d’appropriation de la culture de référence en leur demandant de repérer des éléments communs à plusieurs textes ou à plusieurs œuvres ; l’élève franchit plusieurs étapes : de la découverte d’un thème dans sa diversité à la mise en évidence d’un mode de pensée, il devient progressivement passeur d’œuvres.
En conclusion, Jean-Pierre Gerfaud et Jean-Paul Tourrel affirment que la lecture anthropologique se construit dans le respect de la cohérence du sens et des structures ; c’est une démarche qui accroît la conscience culturelle du lecteur et permet, par conséquent, la consolidation de son identité culturelle : le texte littéraire fonctionne comme une altérité médiatrice qui permet la compréhension et la reconnaissance de toute identité. Ainsi, dans la lecture anthropologique, les activités didactiques ne visent pas seulement la transmission des savoirs, mais visent l’appropriation de sa propre culture.
Compte rendu établi par Martine Marzloff, chargée de recherche, INRP.