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Valeurs de / dans la littérature

Etudes littéraires, anthologies, perspective historique, autorité textuelle et évaluation littéraire.

 

  Recension de textes réunis par Karl Canvat et Georges Legros, Les valeurs dans / de la littérature, Presses Universitaires de Namur, 2004, 130 pages.

 

Se fondant sur le fait que la littérature est traversée par des questions de valeur, Karl Canvat et Georges Legros ont demandé à six chercheurs d’analyser ces rapports complexes dans des perspectives différentes.

1. Alain Viala, L’enseignement des Lettres : éléments de problématique et de genèse historique.

Ce chercheur se situe dans une perspective historique : sachant que les questions d’enseignement littéraire varient en fonction du rôle social accordé à l’école et en fonction de l’émergence de la notion  même de littérature, il s’efforce de retracer l’histoire de l’enseignement de la discipline.

Partant du constat selon lequel les appellations de la discipline et des enseignants varient en fonction du niveau de scolarité –français, Lettres, Littérature- Alain Viala explique le lent processus d’émergence de la discipline.

 Il situe la première étape au XVIIIème siècle, après la Querelle des Anciens et des Modernes, lorsque se pose la question de la place de la langue et de la littérature françaises dans un enseignement en latin. Cette première phase est marquée par deux événements majeurs. Le premier événement est la publication de l’ouvrage de  l’abbé Batteux – Cours de Belles-Lettres- dans lequel il légitime le français et la littérature françaises et en fait un enseignement. L’abbé Batteux pose la question de la valeur morale et religieuse des auteurs et propose, dans son ouvrage, des morceaux choisis en fonction de la conformité aux normes religieuses ou morales de l’époque. L’orientation moralisatrice de l’enseignement de la discipline est évidente pour l’abbé Batteux ; le cadre de référence est « l’honnête homme » et le but est la maîtrise des discours pour des futurs magistrats ou futurs hommes d’Eglise.  Le deuxième événement est la création, en 1766, des agrégations littéraires. Après l’expulsion des Jésuites, l’Etat s’assure la mainmise sur l’école par la maîtrise du recrutement, en instaurant trois agrégations. L’agrégation de grammaire recrute des maîtres pour enseigner le latin aux élèves des petites classes, l’agrégation des Belles-Lettres recrute des enseignants pour enseigner la maîtrise des discours dans les classes suivantes et l’agrégation de philosophie recrute des enseignants pour la dernière année de scolarité avant l’Université. Alain Viala fait remarquer les rémanences actuelles d’une telle structuration de l’enseignement : chronologiquement, on enseigne la langue avant d’enseigner la littérature.

Il situe la deuxième étape en période révolutionnaire lorsque se renforce l’étatisation. La Harpe propose un Cours de littérature ancienne et moderne dans lequel il établit un programme d’auteurs à étudier. A cette époque, le terme de littérature inclut orateurs et historiens : c’est dire que le terme de littérature recouvre un champ très large. Par ailleurs, la Convention crée, en 1792, l’école primaire élémentaire pour les enfants de 6 à 13 ans auxquels on enseigne le français et, en 1795, les lycées pour les enfants de 11ans qui poursuivent leurs études et à qui l’on enseigne le latin et la littérature.. Il y a donc création de deux circuits inégaux d’enseignement : d’un côté, les élèves qui suivent leur cursus à l’école élémentaire ; de l’autre, les élèves qui accèdent au lycée.  Cette structure inégalitaire explique le fait que littérature et lycée ont été associés et considérés comme le domaine réservé des élites. L’Empire impose le retour au latin par crainte des implications idéologiques et révolutionnaires qui pèsent sur les Lettres françaises mises en rapport avec les Lumières. Cependant, la littérature trouve une place annexe – traduction, rhétorique- et les noms des grands auteurs classiques sont transmis par ce biais ; le mot « littérature » supplante le mot « Belles Lettres », mais inclut toujours l’éloquence et l’histoire.

Alain Viala retrace les étapes qui, au XIXème siècle, vont permettre l’établissement d’un canon littéraire ; ainsi, en 1844, une liste d’auteurs français est établie pour le Baccalauréat des filles : il y a donc légitimation d’une liste de grands auteurs. En 1880, une épreuve de composition française,  dont la finalité est de former le goût et le jugement, est proposée aux élèves ayant suivi un cursus secondaire sans latin, ce qui est une innovation. La guerre de 1870 va modifier les perspectives dans lesquelles on envisage l’enseignement de la littérature. La mission de l’école va être envisagée par rapport au patriotisme culturel ambiant. Alain Viala montre que cette vision de la littérature va la modéliser et ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que des approches différentes apparaîtront, en intégrant par exemple, des auteurs du XIXème ou des romans.

Au terme de ce parcours historique, Alain Viala montre que la séparation actuelle entre l’enseignement de la langue française et l’enseignement de la littérature  est un héritage de l’enseignement du latin ; mais, selon lui, la conception selon laquelle la langue est acquise à un moment donné du parcours scolaire  est erronée. De plus, il considère que la modélisation de la littérature est inéluctable. Enfin, il montre que les questions portant sur les finalités de l’enseignement de la littérature sont toujours  d’actualité.

La démocratisation de l‘école modifie les perspectives de l’enseignement de la littérature : une tension existe entre les choix politiques et les pratiques scolaires ou les contenus qui sont des héritages.  Les débats actuels doivent tenir compte du lent processus de gestation de l’enseignement de la discipline en englobant dans l’ensemble Lettres à la fois la langue et la littérature. Reste alors à l’Université de prendre en compte  ces éléments dans la formation des futurs enseignants de Lettres.

 

Paul Aron, La valeur des études littéraires

A partir de l’ambiguïté du terme « valeur », qui renvoie à la fois au contenu véhiculé par la littérature et à la valeur qu’on donne aux productions littéraires, Paul Aron  souligne la tension qui existe entre les critères esthétiques et les critères idéologiques.

 Il présente ensuite les paradoxes liés à la notion de valeur autour desquels s’organisent les débats actuels. Le premier paradoxe consiste à parler de crise de la littérature à un moment où il y a abondance de publications et d’auteurs ; le second paradoxe consiste à parler de crise de l’enseignement  en un temps de démocratisation ; le troisième paradoxe tient au fait que les spécialistes du fait littéraire sont légions alors que leur utilité sociale est peu reconnue.

 Paul Aron adopte une perspective historique pour cerner les raisons d’un tel écart entre les faits et les discours. Faisant référence à Foucault, il montre que la valeur est un élément instable, variable dans le temps.  Il distingue trois évolutions particulières : l’une concerne l’exclusion de l’éloquence et de l’histoire hors du champ littéraire ; la seconde concerne la notion de genre, avec un resserrement au XX ème siècle autour du roman, de la poésie et du théâtre ; la dernière évolution consiste à remplacer la notion de « Lettres » par la notion de « littérature » : le passage s’effectue au XVIII ème siècle lorsque le Cours de Littérature de La Harpe supplante le Cours de Belles-Lettres de l’abbé Batteux.

Paul Aron montre ensuite que la fonction de la littérature varie au cours du temps. Perçue comme un facteur de construction identitaire, comme un divertissement ou comme un phénomène économique et symbolique, la littérature entretient des liens privilégiés avec la nation, avec la classe dominante et avec le politique. Il affirme qu’aujourd’hui, la fonction identitaire est en recul même si elle tient une place non négligeable dans  les programmes d’enseignement ; que la fonction de divertissement entre en concurrence avec d’autres objets culturels tels le cinéma ou l’internet  et que le marché du livre offre une diversité qui n’est pas reconnue par les spécialistes   ( best-sellers ).

Par ailleurs, les transformations dans l’enseignement ( fin XIX ème – début XX ème ) sont à mettre en corrélation avec ces faits historiques. Paul Aron relate l’échec de Lanson qui veut démocratiser l’enseignement tout en maintenant la fonction identitaire de la littérature : son projet  creuse ainsi l’écart entre la lecture scolaire et la lecture sociale.  Aujourd’hui, ce décrochage est un fait qui conduit le chercheur à chercher les raisons pour lesquelles il enseigne la littérature.

Rejetant les effets de discours, Paul Aron propose quatre orientations. La première consiste à insérer des pratiques littéraires dans les programmes d’enseignement afin de prendre en compte le fait que la littérature est un lieu d’apprentissages de comportements socialement utiles. La seconde orientation consiste à y intégrer l’interdiscursivité. La troisième orientation consiste à rejeter la notion de canon, incompatible avec l’évolution historique des critères de jugement. La quatrième orientation vise à renforcer le lien entre et le texte et le contexte pour une meilleure approche du patrimoine.

Les propositions de Paul Aron visent à remédier aux défauts de l’enseignement et doivent, selon lui, être soutenues par la recherche. Or, en l’état actuel, les recherches littéraires organisées essentiellement  autour de trois pôles - philologie, herméneutique et histoire - sont modélisées par les programmes d’agrégation et génèrent, de ce fait, des spécialisations qui conduisent à des impasses. La littérature comparée ou la francophonie sont, par exemple, des objets de tension peu abordés.

En conclusion, Paul Aron pose la nécessité de questionner les valeurs qui fondent la littérature afin de restaurer sa perméabilité et sa diversité.

 

3. Emmanuel Fraisse, Valeurs littéraires, valeurs scolaires le rôle des anthologies en France, 1900-2000.

Avant de s’intéresser à cet outil scolaire particulier qu’est l’anthologie, Emmanuel Fraisse s’interroge sur les raisons pour lesquelles un consensus existe sur le fait que la littérature a une place essentielle dans l’enseignement alors que c’est un fait culturel, contingent. Evoquant Platon qui a condamné la littérature pour son immoralité ou Fénelon qui a essayé de concilier le beau et le bien, le chercheur affirme que le problème des valeurs est au cœur des questions relatives au rôle de la littérature dans l’enseignement.  En ce sens, l’anthologie est un objet à privilégier dans la mesure où il permet de dresser un panorama de valeurs.

Emmanuel Fraisse propose ensuite une définition de l’anthologie. C’est, selon lui, un rassemblement organisé d’extraits ; ce qui suppose un choix fondé sur un principe organisateur, lequel traduit une conception de la littérature. D’autre part, cet objet est un outil – pour les professeurs et pour les élèves -  qui répond à des finalités institutionnelles. Emmanuel Fraisse souligne deux problèmes particuliers : d’une part, le décalage entre les concepteurs des manuels  et leurs utilisateurs ; d’autre part, la concurrence entre le manuel et les autres supports permettant l’accès à la littérature.

Le chercheur retrace ensuite une généalogie des anthologies dont la plus célèbre reste celle proposée, après la seconde guerre mondiale, par Lagarde et Michard.  L’organisation chronologique apparaît comme le principe de classement le plus fréquemment choisi par les concepteurs de ces manuels. 1968 provoque une crise de l’école qui se traduit, entre autres, par une suspicion à l’égard des anthologies ou des listes officielles d’auteurs : ce qui est ainsi révélé, c’est l’articulation entre le culturel, le politique et le social. De nouvelles anthologies essaient de nouvelles organisations des extraits afin de prendre en compte les nouvelles orientations de l’analyse littéraire : Emmanuel Fraisse cite, par exemple, l’anthologie conçue par Henri Mitterand, en 1974, laquelle s’organise en genres divisés en thèmes eux-mêmes classés chronologiquement ; mais le problème de lisibilité  d’un tel manuel explique son abandon. Entre 1985 et 2002, de nouveaux programmes permettant différentes modalités de lecture génèrent de nouveaux manuels qui s’organisent en fonction des préoccupations institutionnelles. Emmanuel Fraisse affirme que ces anthologies ont le mérite d’historiciser les grands thèmes littéraires permettant ainsi le franchissement des barrières nationales et de réviser le champ littéraire en s’ouvrant à la modernité.

En conclusion, Emmanuel Fraisse  offre trois questions à résoudre : la première porte sur le choix des textes, la seconde sur la façon de les transmettre et la dernière sur la valeur du fait littéraire à l’école et dans la société. Il invite les chercheurs à prendre en considération, non seulement le corpus, mais aussi l’émotion ou l’admiration, constitutives de l’individu et du citoyen.

 

4. Antoine Compagnon, Dévaluations de la littérature.

Soulignant le fait que son intervention se situe dans la perspective d’une réflexion sur « Littérature et valeurs », Antoine Compagnon fait remarquer que l’on peut s’interroger soit sur la valeur de la littérature soit sur les valeurs dans la littérature. Dans le premier cas, il est question  des jugements portés sur les œuvres et le problème surgit lorsqu’il s’agit  d’apprécier ses contemporains  soit il est question des valeurs que transmet la littérature. Le chercheur explique que la littérature court le risque d’une récupération civique ou politique, comme cela a été le cas sous l’ère victorienne en Grande-Bretagne ou en France sous la IIIème République, comme elle court le risque du subjectivisme et du relativisme de la valeur. Antoine Compagnon refuse cette alternative et réaffirme la position qu’il a déjà défendue dans son ouvrage Le Démon de la théorie, paru en 1998,  à savoir que la valeur de la littérature varie en fonction de la valeur qu’une société donnée accorde aux valeurs que la littérature transmet.

Pour étayer son propos, Antoine Compagnon cible son analyse sur la période qui encadre la Première Guerre Mondiale et convoque des écrivains de renom qui se sont intéressés à la notion de valeur de la littérature.

Dans un premier temps, il fait référence à Gide qui, dans un article de la NRF paru en 1910, relate un cauchemar dans lequel la littérature entre en Bourse et se trouve soumise aux spéculations du marché financier. Gide développe cette métaphore dans Les Faux-Monnayeurs, roman dans lequel il oppose deux écrivains qui renvoient à deux conceptions de la littérature : Passavant représente le faux-monnayeur de la littérature, celui qui la dévalue contrairement  à Edouard qui se préoccupe de l’avenir de la littérature et investit à long terme.

Gide attaque de cette façon la littérature de boulevard, sans lendemain, qui nuit à l’ensemble de la littérature.

Dans un second temps, Antoine Compagnon convoque Proust qui, dans Sodome et Gomorrhe, présente, par le truchement du personnage de la marquise de Cambremer, sa conception de la littérature : pour lui, il n’y a pas de progrès en art, mais une redistribution constante des valeurs.

Ensuite, Antoine Compagnon convoque Valéry qui, dans un article de la NRF paru en 1936, rend hommage au critique Albert Thibaudet et affirme que ce dernier lui a permis de comprendre la façon dont se crée un « capital littéraire » en créant des liens dans « la forêt des Lettres ».  S’affirme ici l’idée que la littérature est un ensemble solidaire, où tout se tient, où tout est synchrone. Pour Thibaudet, il faut apprécier la valeur individuelle d’un écrivain –sa singularité- tout en l’inscrivant dans un ordre, une série. L’idée de valeur est donc liée à celle de tradition. Dans Histoire de la littérature française publié en 1936, Albert Thibaudet défend l’idée selon laquelle la valeur littéraire dépend d’un horizon d’attente. Antoine Compagnon fait néanmoins remarquer que  ce critique n’a pas su apprécier ses contemporains : en effet, dans son ouvrage, nulle allusion à Breton, Céline, Apollinaire ou Queneau.

A l’issue de ce parcours historique, Antoine Compagnon affirme qu’Albert Thibaudet et sa génération ont eu le sentiment que la littérature était en danger, dû à une perte de la tradition. Albert Thibaudet en rejette la faute sur la réforme scolaire de 1902 qui, en marginalisant les humanités classiques, a eu pour effet de modifier les conditions de la lecture. Ainsi une réflexion sur la littérature engage une réflexion sur la lecture.

Antoine Compagnon conclut son propos en le situant à l’époque actuelle. Il laisse son lecteur méditer sur la valeur d’une littérature sans mémoire, d’une littérature marginalisée et renvoie la question de la littérature à la question de la lecture tant il est persuadé que la valeur d’une œuvre dépend des compétences du lecteur.

 

5. Vincent Jouve, L’autorité textuelle.

Vincent Jouve part de l’évidence selon laquelle tout texte est porteur de  valeurs. Il n’en reste pas moins vrai que, la plupart du temps, plusieurs systèmes de pensée se côtoient dans un même texte sans qu’il soit possible de les hiérarchiser et de définir, par conséquent, l’autorité qui subsume toutes les valeurs. Aujourd’hui, la pensée la plus courante consiste à dire qu’il n’y a que des valeurs éclatées, mais cela revient à nier le fait que toute communication suppose un lecteur et un sujet. Le problème qui se pose alors est de cerner, dans le texte, cette présence qui fait autorité et agit sur le lecteur. A priori, le Narrateur, parce qu’il est déjà l’autorité énonciative peut faire figure d’autorité idéologique. C’est à lui que se réfère le lecteur lorsqu’il cherche à donner un sens à ce qu’il lit.

Mais Vincent Jouve montre qu’il ne peut pas y avoir superposition entre la figure d’énonciation et la figure d’autorité car le Narrateur lui-même peut être soumis à une instance supérieure dans deux cas. Par exemple, dans les récits à la première personne, le Narrateur devient Personnage de l’histoire et se trouve donc soumis à une autorité supérieure qui le met en scène.  De même, dans les récits à la troisième personne où le Narrateur est peu fiable, il est nécessaire de postuler la présence d’une autorité supérieure qui indique le caractère non crédible des positions du Narrateur. C’est pourquoi certains critiques ont  créé la notion d’ « auteur impliqué » que Vincent Jouve explique en citant W.Booth : c’est un « metteur en scène », un « montreur de marionnettes » différent de l’auteur réel. Le savoir de l’auteur impliqué est supérieur à celui du Narrateur et sa position idéologique, que l’on peut déduire des techniques narratives utilisées, peut être différente de celle de l’auteur réel.  Vincent Jouve fait remarquer que cette notion est contestée : ainsi, pour Gérard Genette, il n’y a pas de différence entre l’auteur impliqué et l’auteur réel.

Ensuite Vincent Jouve présente le processus de lecture tel que l’a théorisé Jean-Louis Dufays. Selon ce chercheur, différentes phases se succèdent, pendant lesquelles la figure de l’auteur joue un rôle essentiel. Lors de la première phase de finalisation et précadrage, la figure de l’auteur est essentielle pour saisir les enjeux du texte.  Lors de la phase de compréhension, les stéréotypes liés à la figure de l’auteur permettent la construction de sens ; ensuite, le texte agit en retour sur la figure de l’auteur. Lors de la phase interprétative, le lecteur tente de résoudre les indéterminations textuelles. Par ailleurs, la figure de l’auteur joue un rôle d’autant plus grand lorsqu’il s’agit d’effectuer une lecture distanciée pendant laquelle le lecteur cherche le sens de l’œuvre.

Selon Vincent Jouve, la figure de l’auteur serait un critère de  littérarité. Etablissant un parallèle avec les œuvres cinématographiques où l’on parle de films d’auteurs, le chercheur propose d’utiliser l’expression de textes d’auteurs. Trois critères seraient alors retenus pour désigner des textes d’auteurs : la conscience créatrice, la position de lecture spécifique et la qualité esthétique. Serait ainsi validée la distinction entre les textes d’auteurs et les autres produits : on lirait alors un auteur et non un texte. Dans cette hypothèse, confirmée par de grands lecteurs, tels Barthes ou Todorov, la figure de l’auteur est essentielle : elle sollicite le lecteur tant sur le plan des émotions que sur le plan de la réflexion. Vincent Jouve conclut son propos en faisant remarquer que cette hypothèse correspond plus à la réalité du rapport que le lecteur entretient avec le texte.

 

6. Jean-Louis Dufays, La dialectique des valeurs : le jeu très ordinaire de l’évaluation littéraire.

Jean-Louis Dufays se penche sur les processus mis en œuvre lors de l’évaluation ainsi que les déterminations sociales, historiques et pédagogiques.

Se fondant sur le fait que toute évaluation suppose comparaison, Jean-Louis Dufays propose une réflexion sur les normes et les modèles qui permettent d’étalonner les objets soumis à évaluation. Le problème qui se pose alors est celui des variations des modèles de référence : en effet, en ce qui concerne les objets littéraires, les horizons d’attente sont différents, ce qui explique les nombreux désaccords qui surgissent lors de débats portant sur la valeur. Néanmoins, il y a des attentes collectives, des valeurs en partage, dans la mesure où l’éducation et la culture médiatique touchent pareillement une même génération. En conséquence, lorsque l’on évalue, on choisit des modèles qui sont, de fait, des stéréotypes canoniques érigés en normes. Jean-louis Dufays dresse ensuite un tableau des trois types d’influences qui touchent le lecteur. Tout d’abord, il y a la valeur établie par l’institution littéraire au fonctionnement tautologique : elle juge des canons qui fondent son étalonnage. Ensuite, il y a une valeur de classe, laquelle a été analysée par Bourdieu en termes de « pratiques culturelles dominantes » et « pratiques culturelles dominées ». Enfin, il y a les valeurs contextuelles : par exemple, le contexte scolaire supprime, selon Jean-Louis Dufays, la possibilité d’évaluer spontanément.

Le chercheur soumet ensuite à son analyse la diversité des critères, répartis en trois catégories : le Beau, le Vrai, le Bien. Il fait remarquer qu’au XX ème siècle, le critère du Beau prévaut, c’est-à-dire que le travail sur le langage apparaît comme un critère essentiel pour évaluer une œuvre. Il fait également remarquer que, dans les faits, il y a d’autres pratiques d’évaluation. Il propose alors une réflexion sur l’évaluation du point de vue esthétique, référentiel et éthique. Si aujourd’hui, le critère esthétique est fondamental pour juger un texte littéraire, le critère référentiel entre également en compte sur le mode du « mentir-vrai » ; le débat se situe sur les critères éthiques. Après avoir affirmé sa position idéologique selon laquelle la littérature vaut par l’humanité qu’elle transmet, Jean-Louis Dufays n’en examine pas moins deux objections qu’on lui adresse. La première objection consiste à dire que la littérature n’influe pas sur les choix éthiques du lecteur ; ce qui, selon Jean-Louis Dufays, est faux : la violence, le cynisme laissent des traces. La seconde objection consiste à soutenir, par référence à Gide, que l’écrivain « n’impose pas de normes, mais propose des formes ». Il n’y aurait alors qu’éthique interprétative. Cette ouverture à la diversité des voix est la position soutenue, entre autres, par Blanchot,  Barthes, Bakhtine. Là encore, Jean-Louis Dufays montre son désaccord : selon lui, la majorité des textes littéraires a des implications morales  et, par ailleurs, cette idéologie du « littérairement correct » nuit à l’enseignement dans la mesure où elle censure les pratiques des apprentis-lecteurs. Jean-Louis Dufays affirme l’importance du jugement éthique, même s’il est secondaire par rapport au jugement esthétique, lequel doit être formé à l’école car il est fondamental pour construire une pensée critique.

Jean-Louis Dufays apporte ensuite un éclairage historique sur les critères de Beau, Vrai et Bien, lesquels étaient auparavant perçus comme universels. Citant Umberto Eco, il affirme que  tout jugement esthétique est situé dans l’histoire.

Il analyse ensuite le rôle de l’école dans l’apprentissage d’une posture de lecture qui permet l’évaluation ; en effet, si la participation est le mode de lecture le plus courant, la distanciation est une pratique d’une certaine catégorie de lecteurs.  La difficulté que doit surmonter l’école, c’est de développer des compétences de lecture tout en suscitant des appétences. Il examine ensuite les quatre conceptions actuelles de la lecture littéraire. La première, définit la lecture littéraire comme la lecture de textes littéraires ; dans ce cas, la littérarité est intrinsèque au texte qui prévaut à la réception. En conséquence, l’établissement d’un corpus est l’unique préoccupation des enseignants. La seconde définit la lecture littéraire par une posture de distanciation ; dans ce cas, est privilégiée la pratique et non l’objet. Jean-Louis Dufays cite les travaux de Catherine Tauveron qui s’efforce de développer cette posture dès le plus jeune âge car les enjeux didactiques sont considérables. La troisième conception privilégie la lecture ordinaire en la définissant par la participation ; dans ce cas, les réceptions spontanées sont valorisées, ce qui est fondamental pour les élèves en difficulté, mais ne sont pas porteuses d’apprentissages. La quatrième et dernière conception de la lecture littéraire la définit comme un va-et-vient dialectique ; Jean-Louis Dufays fait ici référence au concept, emprunté à Picard, de « lecture comme jeu ». Dans ce cas, il convient de faire une distinction entre trois postures de lecture : « le liseur (instance physique, sensorielle ) », « le lu (instance psycho-affective, émotionnelle ), « le lectant (instance intellectuelle, rationnelle, interprétative ) ». Selon Jean-Louis Dufays, il y a lecture littéraire lorsqu’il y a opposition de valeurs entre le « lu » et le « lectant ».  Il fait alors référence à son propre ouvrage Stéréotypes et lectures (1994) dans lequel il montre les enjeux du concept de lecture littéraire : cela permet de distendre la tension entre lecture ordinaire et lecture savante ; cela permet également de correspondre davantage aux séquences d’apprentissage.

Dans un dernier temps, Jean-Louis Dufays répond aux objections généralement portées conte le concept de « lecture littéraire ». A ceux qui considèrent que ce concept est flou et renvoie à des pratiques différentes, il répond que ce concept est, de toute façon, utilisé dans les programmes et qu’il  renvoie à un conflit de générations ; en conséquence, il est indispensable de prendre en compte un concept dont les enjeux didactiques sont importants puisqu’il renvoie à la fois à la lecture comme pratique et  à la littérature comme caractéristique. A ceux qui considèrent que ce concept est inaccessible aux élèves, il répond qu’il n’y a pas de rupture entre lecture ordinaire et lecture savante, mais continuum ; ce qui a pour conséquence didactique de mener de front des activités de participation et des activités de distanciation.

Compte rendu établi par Martine Marzloff, chargée de recherche, INRP.

 

 

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