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Voyage et récits

Recension de l'ouvrage publié sous la direction de Pierre Rajotte: Le voyage et ses récits au XXème siècle, Editions Nota Bene, 2005, (420 pages).


L’ouvrage regroupe autour de quelques problématiques communes diverses contributions sur les récits de voyage réels ou imaginaires publiés au XXème siècle. L’analyse est ambitieuse car elle embrasse à la fois une durée conséquente, le siècle, qu’elle replace bien souvent dans une période plus longue afin de dégager les constantes et les évolutions du genre ; et ambitieuse aussi quant à l’espace de référence qui se dessine dans un va-et-vient entre le Canada français et la France.

La réflexion débute par l’analyse que fait Jacques Caroux (CNRS) du récit de pèlerinage. Au début du siècle, le récit de pèlerinage demeure calqué sur l’héritage romantique de Chateaubriand. En montrant le Canada comme une nouvelle Terre promise, il s’agit surtout de former une identité religieuse catholique qui puisse résister aux hégémonies de la religion protestante fortement ancrée dans les pays anglo-saxons voisins. Dans ces conditions, le pèlerinage n’a pas pour objectif de rencontrer l’autre souvent décrit en termes de haine, de mépris ou de dégoût ; il prône plutôt l’assimilation et à ce titre reste très proche des récits du siècle précédent. A partir de 1946, une période intermédiaire s’amorce, qui voit le déclin du cléricalisme sur le Canada français, pour aboutir, en toute fin de siècle, au pèlerinage comme thérapie du moi. A cet égard, l’engouement récent pour le pèlerinage de Compostelle symbolise cette nouvelle quête des voyageurs.

Frédéric Laugrand (université de Laval) étudie le récit missionnaire et particulièrement les liens qui l’unissent à l’ethnologie. Dès les premières publications qui datent du développement de l’imprimerie, les récits missionnaires témoignent du regard anthropologique porté sur le monde. Ce n’est qu’au cours du XIXème siècle, en pleine période de colonisation et de querelle d’hégémonie religieuse entre catholiques et protestants, que la propagande relègue l’ethnographie au second plan. Pendant cette période, tous les récits se ressemblent et sont construits sur des schémas narratifs figés et répétitifs : duel missionnaire/chaman ; conversion spectaculaire du Sauvage ; métaphore du dénuement et de la souffrance… L’ethnocentrisme est de rigueur. Au milieu du XXème siècle, se développe une attitude respectueuse à l’égard de la culture de l’autre. Peu à peu, le missionnaire contemporain intègre le doute : il devient humble, soucieux des autres et pétri d’incertitudes.

C’est une évolution parallèle qui se dessine dans l’analyse que donne Pierre Rajotte (Université de Sherbrooke) du récit de voyage touristique. Reprenant la traditionnelle opposition entre les deux formes de voyage que sont le Grand tour d’une part (dont curieusement, il n’est pas fait mention dans l’article) et le voyage exotique d’autre part, le critique oppose « le voyage pour se retrouver » en vogue au début du siècle au « voyage pour se perdre » qui semble se généraliser au cours des dernières décennies. Les voyages du début de siècle ont plusieurs finalités : voir surtout les grandes capitales comme Paris, Rome et Jérusalem à la manière d’un touriste, c’est-à-dire pour le seul plaisir de la reconnaissance d’une culture déjà présente à l’esprit de l’écrivain voyageur. L’originalité repose alors sur les stratégies discursives qu’il doit trouver pour éviter les redites. Les voyages de la deuxième moitié du XXème siècle se caractérisent par le désir du dépaysement, de l’inconnu tout autant que de l’imprévu. Voyager, c’est dans ce cas se trouver en situation d’ignorance. Pierre Rajotte conclut son propos en indiquant que les premières années du XXIème siècle voient la parution d’ouvrages qui tentent de définir le voyage touristique de manière plus dialectique : voyager doit aider le voyageur à repenser sa culture en intégrant l’autre certes, mais sans pour autant renoncer à soi-même.

L’analyse de Marie Michaud (Université de Sherbrooke) sur le récit de guerre est essentielle dans un siècle qui a connu des conflits majeurs auxquels les Québécois ont participé soit pour venir en aide à la vieille Europe dans son combat contre la nazisme, soit au côté des Etats-Unis pour lutter contre le communisme. Si l’on peut dire que jusqu’en 1914, le récit de guerre, apanage des empereurs ou des propagandistes, se calque sur le récit épique, il se diversifie tout au long du XXème siècle, selon que les écrivains sont ou non directement engagés dans les conflits qu’ils décrivent. Se distinguent très vite les récits dits « de l’avant » de ceux de « l’arrière », souvent antithétiques par les valeurs convoquées. Par exemple, pour les uns, la technologie devient l’adversaire majeur, tandis que pour les autres, elle témoigne de la force d’une armée qui s’apparente à la croisade franque… Si les récits de l’avant retracent le vécu, peu à peu, et surtout après la seconde guerre mondiale, le récit se subjectivise : le narrateur devient tour à tour aventurier, voyageur, combattant, prisonnier… Parallèlement, la figure du héros est moins prégnante pour laisser place à son insuffisance. Dans la seconde moitié du XXème siècle, les récits des combats en Corée et au Vietnam témoignent du non respect des vieilles lois guerrières transmises par le récit épique : l’adversaire peut être un civil… L’absurdité du conflit sans cesse dénoncée conduit à l’expression du désir de paix.

Le récit d’exploration subit lui aussi une importante mutation au fil du siècle. Hélène Guy, Sylvie des Rosiers et Nicolas Davignon (université de Sherbrooke) montrent en effet comment il devient, du désir des explorateurs eux-mêmes, récit d’expédition associé surtout dans les dernières années du siècle, au tourisme d’aventures. C’est sans doute l’expression du dépassement de soi qui caractérise le mieux la mutation: l’aventure est centrée sur le territoire choisi en raison des conditions de vie extrêmes qu’il impose ; la place des activités physiques devient essentielle ; la rencontre avec l’autre (qui n’habite pas les lieux) est pratiquement inexistante et n’est relatée qu’en terme d’aide à la réalisation du projet… L’attention est portée sur l’exploration d’une écriture qui doit rendre compte de la densité de l’aventure.

Suzanne Pouliot (université de Sherbrooke) analyse l’évolution des récits de voyage écrits pour la jeunesse au Québec en s’appuyant sur une rapide histoire du genre en France : se référant aux travaux de Caradec et de Poslaniec, elle oppose de manière un peu schématique, à mon sens, les publications didactiques du XIXème siècle et du début du XXème à celles plus créatives de la fin du XXème siècle. Au Québec, trois grands courants se dessinent : le courant didactique, patriotique, voire nationaliste qui s’étend jusqu’en 1914 et dont le modèle est Le tour de la France par deux enfants ; le courant hagiographique, sorte de récit missionnaire pour l’enfance qui se développe en parallèle; enfin le courant « moderne » celui qui correspond à la deuxième moitié du siècle. Ces grands courants sont traversés par la thématique de la nature qui tout en donnant à voir le monde, permet la rencontre del’altérité et celle de la culture et de l’intertextualité. Peu à peu, la littérature de voyage pour la jeunesse se fait le reflet d’une société en pleine mutation.

Le livre s’achève sur une réflexion narratologique soulevée par le récit de voyage. Plus qu’un genre à part entière (le récit de voyage se retrouve dans beaucoup de genres : le roman et la nouvelle sans aucun doute, mais également dans la poésie, la science-fiction…), et plus qu’un thème, le récit de voyage s’apparente à une pratique qui permet surtout de décrire une vision du monde avec le plus souvent un « je » à l’objectivité douteuse. Les auteurs de l’article (J.-P. Thomas et M.-E. Bourgeois) distinguent cinq étapes inégalement réparties dans le siècle. Les cinq premières décennies voient paraître des récits de voyage qui pour la plupart déplorent les évolutions sociales qui s’amorcent essentiellement dans le domaine des mœurs et de la religion. Ensuite, à intervalle de dix années environ, se succèdent l’errance (le périple vaut pour lui-même), le récit à la première personne et la dérision du voyage (c’est la période de démystification). Enfin, dans les années 90, on assiste à un retour des effets de réel dans le récit. Les deux mouvements du voyageur sont possibles : soit le québécois quitte sa région pour visiter le monde, soit l’étranger visite le Québec. La structure tripartite du rituel initiatique (départ, initiation, retour) est mise à mal à partir de 1960 : on assiste alors à de moins en moins de retours, ce qui témoigne de la profonde modification du regard porté sur l’autre.

            En définitive, ce qui traverse les différentes contributions sommairement présentées ici, c’est l’expression récurrente des préoccupations d’un pays qui, tout en voulant maintenir sa spécificité dans un monde anglo-saxon en expansion, se résigne aux évolutions inéluctables de sa société. Ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage de souligner ainsi le poids du contexte historique dans l’analyse de la littérature.

 

Christa Delahaye, INRP, CRELID

 


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