La figure de l'auteur.
La revue Modernités recueille un ensemble d'articles relatifs à la figure problématique de l'auteur.
L’auteur entre biographie et mythographie
Textes réunis et présentés par Brigitte Louichon et Jérôme Roger, Modernités 18, Presses Universitaires de Bordeaux
Compte rendu établi par Martine Marzloff, chargée de recherche à l’INRP.
Ce recueil consacre le retour de l’auteur, présumé mort, et regroupe un ensemble d’articles relatifs à cette notion critique.
Première partie : Ouvertures
Jérôme Roger, L’équation de l’auteur.
Jérôme Roger rappelle que, jusque dans les années 1950, l’angle d’approche de la notion d’auteur dans l’enseignement du français était celui du rapport entre l’homme et l’œuvre ; depuis, le procès de l’auteur permet d’envisager de nouvelles perspectives pour aborder cette notion. En particulier, les travaux de linguistique de l’énonciation montrent que les marques grammaticales de la personne ne recouvrent jamais exactement celles du locuteur fictif.
Dans un premier temps, Jérôme Roger retrace l’historique du procès de l’auteur. Selon lui, Valéry est un « défricheur » car il opère une distinction entre l’auteur fictif et l’auteur empirique. Puis Foucault établit la notion de « fonction-auteur » qui est la construction d’une instance à partir de quatre critères : la valeur, la cohérence, le style et le moment historique.
La mise entre parenthèses de l’homme a pour effet de désacraliser la notion d’auteur ; en conséquence, la notion d’autorité, rattachée à la notion d’auteur, est remise en cause, comme l’est la notion de « sens caché » qui renvoie à l’intention de l’auteur, soit ce qu’il a voulu dire.
Cependant, la biographie des écrivains a son intérêt dans le champ de la critique comme le montre la génétique textuelle. La notion de « fonction-auteur », qui englobe tout ce qui vient de l’auteur (articles, lettres, entretiens…), amplifie « l’effet-auteur » par la création d’une mythographie de l’auteur : ces fictions biographiques répondent à l’attente d’un public en manque de vies exemplaires.
Selon Jérôme Roger, reste à faire une mythocritique des auteurs qui serait, à la fois, une analyse de « l’imagerie d’auteur » et une interprétation des légendes de l’auteur, comme personnage de son œuvre.
Antoine Compagnon, Histoire de la littérature ou histoire des auteurs ?
Le titre de la communication met en tension deux propositions afin de se demander si, finalement, l’histoire de la littérature ne consiste pas à écrire l’histoire des auteurs. Antoine Compagnon opère un détour par plusieurs modèles d’histoires littéraires pour expliquer comment se construit une histoire de la littérature.
Selon Antoine Compagnon, trois modèles d’histoires littéraires se dégagent. Le modèle « Nisard » est une construction a posteriori qui se fonde sur l’idée selon laquelle « l’esprit français » se cherche ; et, dans cette perspective, le classicisme en marque l’apothéose. Le modèle « Brunetière » part de l’idée selon laquelle les époques littéraires sont définies par des textes fondateurs. Le modèle « Thibaudet » est fondé sur la notion de générations d’écrivains.
L’histoire littéraire recherche, à la fois, une série, un ordre et une différence, une originalité. De cette conception, naît une tradition littéraire, dialogue entre différentes strates temporelles. Par exemple, une histoire littéraire du XX ème siècle ferait apparaître différentes ondes d’influences : Mallarmé, Proust, Céline…
Pour Antoine Compagnon, une histoire de la littérature devrait parler des auteurs sans se réduire à l’histoire des auteurs, c’est-à-dire s’écrire comme un roman historique de la littérature.
Jean-Benoît Puech, La création biographique.
Jean-Benoît Puech part du constat selon lequel le « personnage » de l’écrivain s’est substitué à l’objet d’étude « l’homme et l’œuvre ». Il se demande ensuite si cette « image » de l’homme, construite par l’écrivain lui-même ou par des tiers, appartient à l’oeuvre et si elle peut survivre à l’oubli des ouvrages. Il analyse ensuite la manière dont se construit la légende de l’auteur : entretiens, portraits, témoignages… transforment la personne de l’écrivain en personnage. La légende de l’auteur consacre la revanche du biographe car l’écrivain est le moyen qu’il utilise pour créer une œuvre personnelle : le document se transforme en monument.
Deuxième partie : Les discours de légitimation
Ana Maria Binet, Fernando Pessoa : le poète et la fiction multiple de soi.
Dans cet article, Ana Maria Binet défend la légitimité de la notion d’auteur en présentant le texte comme l’interface entre l’auteur et le lecteur. A partir de l’œuvre de Fernando Pessoa, elle se propose d’analyser le rapport entre l’auteur et ses images, telles qu’elles sont construites dans son œuvre. Elle interprète la multiplication d’auteurs fictionnels dans l’œuvre de cet écrivain comme une quête d’identité de l’auteur réel.
Marie-José Fourtanier, La construction de l’auteur par la mise en scène de figures mythologiques : l’exemple de Gide et de sa réinterprétation du mythe de Thésée.
Marie-José Fourtanier analyse la manière dont les écrivains construisent leur image en s’assimilant à un personnage mythologique. Elle s’appuie sur l’œuvre de Gide pour étayer son analyse. Si Gide suggère que Prométhée peut servir de modèle de référence pour tous les écrivains, c’est pourtant Thésée qu’il choisit comme figure d’exemplarité : en tuant le Minotaure, il œuvre pour les hommes à venir. Comme ce héros mythique, Gide œuvre pour les hommes à venir.
Roger Navarri, Ecole, littérature, auteurs. Réflexion sur quelques enjeux.
Roger Navarri cible son analyse sur la notion d’auteur scolaire et il se propose d’en interroger les présupposés et les critères de valeur. Tout d’abord, il rappelle que les auteurs scolaires sont majoritairement considérés comme de grands auteurs : les classiques sont, étymologiquement, des écrivains de qualité ( du latin classicus). Ainsi, on propose aux élèves des textes exemplaires tant sur le plan de la forme que sur le plan de la vertu ; de ce fait, la biographie des écrivains, « hommes illustres » se substitue à leur œuvre.
Dans l’école de Jules Ferry, ce système de références idéologiques perdure : on transmet à l’école l’idée que la France est « l’essence de la civilisation » et l’on demande aux enseignants de diffuser les grandes valeurs. Par ailleurs, les auteurs de manuels scolaires partagent les mêmes conceptions de l’écriture littéraire et de ses finalités, que l’école gère tant sur le plan idéologique que sur le plan linguistique et esthétique. Selon Roger Navarri, les auteurs scolaires ne remettent jamais en cause la conception du Beau et du Bien : les transgressions qu’ils se permettent sont balisées. Sont « scolarisables », les auteurs et les textes que le système scolaire peut neutraliser, récupérer ; en conséquence, l’enseignement littéraire est « structurellement conservateur ». Ainsi se creuse un fossé entre la littérature qui se fait et la littérature qui s’enseigne. Reste à s’interroger sur les raisons et les manières dont l’école choisit ses auteurs et en parle.
Gérard Langlade, L’imagerie a-t-elle des vertus ?
Gérard Langlade définit l’imagerie d’auteur comme l’assemblage d’éléments biographiques stéréotypés et de documents iconographiques récurrents. Cette imagerie s’impose d’emblée à la mémoire du lecteur sous forme de bribes de connaissances liées à un écrivain et offre une très grande résistance aux changements. Les manuels scolaires organisent ces éléments disparates sous forme d’un récit sommaire relatant la vie de l’écrivain dans lequel se détachent quelques traits fondamentaux condensés. Cette imagerie d’auteur aboutit à une « héroïsation » de la vie des écrivains, laquelle est censée expliquer l’œuvre. Gérard Langlade s’interroge sur cette modalité de consécration des écrivains et sur ce mode de reconnaissance des œuvres.
Troisième partie : Lieux et territoires.
Béatrice Laville, Les manuscrits d’écrivains : une fabrique d’auteurs ?
Les manuscrits d’écrivains témoignent d’une écriture en train de se faire ; ils mettent à jour « l’archéologie de l’œuvre ». Béatrice Laville rappelle que les Instructions Officielles présentent la génétique textuelle comme un « outillage » -et non comme un objet d’enseignement- dont le but est de modifier les représentations idéalisées des élèves sur les écrivains en montrant les « chantiers du texte ». Dans le cadre de l’enseignement, la génétique textuelle se conçoit dans la perspective de l’apprentissage de l’écriture : le brouillon est une matrice textuelle à partir de laquelle les élèves vont effectuer les mêmes opérations de remplacement, suppression, ajout et déplacement. Ainsi, les élèves peuvent objectiver leurs propres écrits et comprendre l’écriture comme un processus en interaction avec la lecture. Béatrice Laville souligne la nécessité pour les enseignants de penser la question de la génétique textuelle dans son rapport à l’apprentissage de l’écriture.
Claire Doquet-lacoste, Et pourtant, ils écrivent ! Etude génétique de productions scripturales d’enfants de CM2.
Claire Doquet-Lacoste relate une expérimentation menée dans une classe de CM2. A l’aide d’un logiciel permettant de retracer la chronologie de l’écriture d’un texte et des différentes opérations effectuées par l’élève, Claire Doquet-Lacoste se propose de montrer l’émergence de la fonction auctoriale chez l’élève. L’enseignant propose un sujet de rédaction sur « son meilleur souvenir de l’école primaire ». Ce que Claire Doquet-Lacoste constate, c’est le décalage entre ce que l’élève a envie de dire et ce qu’il sait que l’enseignant attend. Devant le sujet proposé, soit l’élève restitue les faits, soit il invente un souvenir qu’il juge « convenable ». Claire Doquet-Lacoste prend l’exemple d’une rédaction portant les traces d’une tension entre ce qu’elle raconte –une randonnée- et ce qu’elle a envie de raconter –une « boom »- de sorte qu’elle est entre deux projets d’écriture : celui relatif à son « métier d’élève » et celui relatif à son statut « d’auteur en devenir ».
Francis Marcoin, L’auteur pour la jeunesse, écrivain ou littérateur ?
Francis Marcoin cible son analyse sur la littérature destinée à la jeunesse en partant du constat que l’étiquette « jeunesse » exclut, de fait, l’auteur du champ littéraire. Après avoir retracé un bref historique du fonctionnement de la littérature de jeunesse au XIXème siècle, il rappelle que celle-ci a d’abord été visible par une « effet collection » : un certain nombre de livres destinés à la jeunesse étaient regroupés au sein de collections et l’éditeur concurrençait l’auteur car il signait leurs livres et s’en faisait le dépositaire.
Aujourd’hui, l’écrivain de littérature destinée à la jeunesse revendique un statut d’écrivain qu’on lui refuse ; par exemple, il n’y a pas de critiques d’écrivains de littérature de jeunesse alors que le travail critique prétend s’en tenir au texte. Pour ce genre peu considéré, tout se passe comme si l’écrivain devait se mettre en représentation, se faire publiciste pour faire valoir sa qualité d’écrivain.
Michel Bruaud, Portrait du diariste en auteur.
L’article de Michel Bruaud analyse la construction de la figure de l’auteur à partir du journal, genre qui n’entre qu’avec réticence dans le champ littéraire. Il rappelle qu’au XIXème siècle, le diariste, en retrait du monde, ne cherche pas la communication et son statut d’écrivain ne sera reconnu qu’après sa mort. Il en va différemment du diariste qui se fait reconnaître comme écrivain par son « journal-œuvre ». Ce qui pose problème, c’est donc le statut du journal.
Michel Bruaud donne ensuite l’exemple contemporain de Charles Juliet, qui entre en littérature par son journal, mais ne se fait reconnaître comme tel que par une autobiographie, L’année de l’éveil. Ce n’est qu’après le succès de son autobiographie qu’on s’intéressera à son journal. Selon Michel Bruaud, le diariste déplace les frontières du champ littéraire et la représentation de l’auteur.
Daniel Lançon, Un horizon d’altérité : naissance de l’auteur francophone du Tiers-monde à l’Ecole.
Daniel Lançon s’interroge sur la reconnaissance des écrivains dits « d’expression française » et sur l’évolution du discours institutionnel tenu à leur égard. Il fait remarquer que ceux-ci sont inscrits dans les programmes du Lycée dans la rubrique « littérature et altérité ». Il s’agit, pour lui, de mesurer les conséquences de cette émergence dans le parcours curriculaire.
Daniel Lançon se demande dans quelle mesure la communauté enseignante est prête à accepter la variabilité de la langue de ces écritures dites « métissées » : l’illisibilité, comme signe d’altérité, ne devrait pas être perçue comme une altération du capital linguistique, mais comme la marque des heurts de la langue imposée. En conséquence, les conflits qui sont le soubassement de ces écritures, devraient leur servir de points d’appui pour montrer que, pour ces écrivains, les conflits sont l’enjeu de l’entrée en écriture littéraire.
Dans la perspective de la reconnaissance d’un patrimoine commun, qui est bien plus qu’une ouverture à d’autres cultures, l’enseignant devrait construire une anthologie de ces auteurs, ce qu’il fait déjà pour les auteurs français : Daniel lançon fait remarquer que, selon une enquête réalisée en 1992, les professeurs de collèges interrogés ne citaient aucun auteur francophone.
Dans la perspective de la construction d’un nouvel universalisme, qui ne soit pas abstrait, l’enseignant devrait mener une légitime interrogation sur le concept de culture ; la diffusion de toutes les cultures francophones a pour enjeu la refondation de l’universalisme de la langue et de la littérature au travers d’une identité singulière. Si l’on part du principe que tout enseignant est un modèle culturel pour ses élèves, il doit redéfinir son identité professionnelle dans sa relation à l’altérité : le champ républicain s’enrichit de toutes les racines à rendre communes, en partage.
Quatrième partie : L’enjeu d’une relation.
Hans Hartje, La notion d’ « auteur » dans les pratiques d’écriture dite « oulipienne ».
Hans Hartje rappelle que l’OULIPO a été conçue comme une aide à la créativité : les échanges et les expérimentations devaient permettre de comprendre comment se fabriquait la littérature et, par conséquent, d’en fabriquer soi-même. A l’origine, ce mouvement littéraire s’ancre dans une démarche démocratique. Les propositions oulipiennes permettent de produire du texte en contrôlant les opérations d’écriture ; le jugement esthétique, dont les critères sont flous, n’est pas un facteur déterminant.
Dans la perspective d’un apprentissage scolaire de l’écriture, l’OULIPO s’inscrit hors la pratique traditionnelle de la rédaction, puisque celle-ci ne révèle pas à l’élève les procédés d’écriture, mais lui permet d’avoir l’expérience d’être l’auteur d’un texte original.
Véronique Breyer, Auteur et écriture en milieu scolaire. Les limites de l’invention.
Véronique Breyer rappelle la définition du travail d’écriture mené par l’écrivain selon les Instructions Officielles actuellement en vigueur afin d’expliquer la conception de l’écriture qui en découle et les tâches d’écriture prescrites à l’élève. Ainsi, le fait de proposer aux élèves des brouillons d’écrivains permet de comprendre que l’écriture est un processus réfléchi de révision ; en conséquence, on propose à l’élève d’effectuer les mêmes opérations de planification, mise en texte et vérification. De fait, ce modèle d’enseignement repose sur la confusion entre l’écrivain, qui serait un élève modèle ayant intégré tous les processus d’écriture, et l’élève , qui n’aurait qu’à suivre une démarche ; tout ce qui relève de la création est évacué. Malgré tout, Véronique Breyer rappelle la nécessité de permettre aux élèves de rencontrer des écrivains et de découvrir leur propre écriture.
Brigitte Louichon, Après Rousseau : intertextualité et fiction d’auteur.
Brigitte Louichon analyse la manière dont Rousseau romancier devient personnage de romans. Dès la parution de La Nouvelle Héloïse, Rousseau est devenu une figure : texte et auteur se fondent pour forger une référence. En lui, deux figures se condensent : l’une pour les « âmes sensibles », l’autre pour ceux qui voient en lui un « exalté de la Révolution » et dont la vocation est de transformer, non seulement l’individu, mais aussi la société. Par ailleurs, l’autobiographie qu’il rédige entraîne des effets de brouillage entre la vie et l’œuvre : il est celui qui a abandonné ses enfants. Rousseau devient un personnage qui appartient à la littérature : des motifs littéraires traditionnels s’appliquent à lui et en font un héros d’un monde imaginaire. Brigitte Louichon fait remarquer qu’après la mort de Rousseau, des écrits de plus en plus fantasmatiques le prendront comme personnage ; au XIXème, c’est la figure de Rousseau romancier qui est le modèle auquel tous les écrivains veulent s’identifier.
Conclusion
La question de l’auteur reste au cœur de l’enseignement de la littérature. Les différentes approches proposées dans ce recueil montrent que la question de l’auteur reste un élément fondamental dans la relation que le lecteur entretient avec le texte et que cette notion d’ « auteur » ne cesse d’être réinventée. Reste alors à l’enseignant de témoigner de cette relation vive.