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Entrer en poésie à l'école

Réception d'une chanson de Steve Waring (Les Grenouilles), et d'un poème de Jean Tardieu (La Môme Néant) en classe de ZEP

Danielle Dubois Marcoin, responsable de l'équipe "Littérature et enseignement" INRP



Entrer en poésie à l’école (Texte présenté à l'Université d'Artois, journée d'études CRELID  "Poésie", organisée par Brigitte Buffard)

 

 

Je parlerai ici de la réception du texte poétique chanté, dit ou lu à l’école maternelle et à l’école élémentaire à partir d’un travail de recherche mené à l’INRP sur les pratiques didactiques et pédagogiques des enseignants concernant les textes poétiques, sur la réception des élèves en liaison avec les différents dispositifs mis en place dans les classes.

J’aborderai essentiellement deux objets poétiques, l’un destiné spécifiquement à la petite enfance : la chanson Les Grenouilles, paroles de Sam Hinton, adaptation de Steve Waring, l’autre La Môme néant de Jean Tardieu, dont il existe une version chantée par Anne et Gilles sur une musique de René Méchin, un texte qui fait partie du recueil Monsieur, Monsieur, et qui finalement s’apparente assez à une comptine, ce qui explique qu’il est souvent proposé aux jeunes enfants.

Il s’agit de poèmes radicalement différents.

 

Poésie, imaginaire, et rencontre de soi chez les tout petits

 

Quelques mots de Steve Waring : il s’agit d’un musicien d’origine américaine, qui s’est intéressé dès l’âge de 15 ans au folksong des Etats Unis et se situe dans la mouvance du protest song, celle qui a eu pour chef de file Woody Guthrie (1912-1967), puis Joan Baez et Bob Dylan.

Steve Waring émigre des Etats Unis en France en 1965, où il vient d’abord suivre le cours de mime de Jacques Lecoq à Paris, qu’il appréhende comme un « melting-pot » et continue tout naturellement d’y chanter de la musique folklorique américaine qui puise en fait ses racines tant en Amérique, qu’en Afrique et en Europe. Il participe au « Hootnany », boulevard Raspail : le terme américain renvoie à la tradition des sessions d’improvisations de musique et de chant, au cours desquelles se produisaient alors des artistes du monde entier. : « De cet immense répertoire, qui va de la ballade anglaise au blues, je m’attache tout particulièrement aux chansons qui m’offrent un contact direct avec le public. C’est peut-être là mon côté comédien qui ressort, j’aime amener la musique et mes histoires vers les gens qui m’écoutent. C’est pourquoi j’aime les chansons dites pour enfants, dans lesquelles je trouve un esprit direct, un rire simple, une poésie sans prétention. ». Steve Waring a créé des spectacles musicaux :

-en 2003, une promenade musicale : « Les vacances de Woody » (hommage au protest singer Woody Gutrie) 

-en 2004, « Le mâcheur de mots », un autre voyage musical, au cours duquel interviennent des instruments originaux comme « l’arbre à faux », le tambour d’eau ou le phonolithe…

-en 2005, Steve Waring produit son spectacle pour enfants « Rond Pays » à la Fête de l’Humanité.

Avec Les Grenouilles, un titre qui est rapidement devenu un classique des chansons pour la petite enfance, nous avons affaire à une collaboration entre Sam Hinton pour les paroles et Steve Waring pour la musique, mais les deux éléments sont intimement liés, comme nous allons le voir.

Audition de Steve Waring

Enregistré il y a une trentaine d’années, cette chanson, qui décrit à travers les yeux d’un petit garçon la vie des grenouilles au bord d’une mare, exerce à chaque fois une séduction immédiate chez les jeunes enfants, y compris les bébés, apparemment fascinés par le glissement, sur fond d’accompagnement à la guitare, entre voix de narration, voix parlée/chantée, imitation de cris d’animaux (vieux crapaud, petites ou vieilles grenouilles…), dont il apparaît soudain « qu’ils parlent le langage des gens » : à partir de brefs segments langagiers répétés chacun trois fois(Où es-tu ?/Suis ici !/Où çà) ?/Dans la boue), et en jouant sur le matériel sonore (allitérations/ couleurs des voyelles), alternance entre grave et aigu, voix de gorge et voix de tête, le chanteur imite alors une conversation entre grenouilles. Les bébés, qu’on sait attentifs à tout événement langagier se déroulant dans leur environnement, se montrent très intrigués dès la première écoute, probablement par cet entre-deux, ce passage progressif entre cri animal (imité par l’homme) et parole humaine (prétendument perçue à travers le cri des différents batraciens).

Dans le cadre de notre recherche, les enfants (entre trois et trois ans et demi) d’une section de petits dans l’école maternelle d’un secteur particulièrement défavorisé sur le plan économique et culturel ont écouté l’enregistrement de la chanson, et l’émerveillement progressif de ces petits prouve que le charme de la parole poétique est accessible et surtout bénéfique à tous.

Attentifs dès le début, ils commencent par rire dans la partie où se succèdent les cris d’animaux, mais en fait il s’agit d’un rire d’entraînement : ils reproduisent la réaction collective qu’ils avaient eue à l’écoute d’une audition précédente : celle de La môme néant, qu’on leur avait fait entendre juste avant, un poème sur lequel j’aurai l’occasion de revenir.

Cependant, le sourire plutôt rêveur vient rapidement remplacer le rire un peu forcé du début et il apparaît immédiatement que c’est avec leur corps que ces jeunes enfants reçoivent et réagissent à l’enregistrement, en marquant le rythme, notamment à la fin. Qu’ont-ils reçu exactement, qu’ont-ils construit ? Pour celui qui les a observés, c’est à la fois un mystère et avant tout un bonheur : celui d’assister à l’émerveillement partagé.

Quand il s’agit de restituer ce qu’ils ont entendu après première écoute, ils sont un peu bloqués, ne semblent pas trop distinguer dans un premier temps les langages des grenouilles de celui « des gens » : dans cette restitution immédiate, ils ne sont pas encore en état de catégoriser explicitement, ce qui n’a rien d’étonnant à cet âge. Peu essayent d’imiter les bruits en eux-mêmes, en revanche, ils n’ont pas de mal à verbaliser : « il y a des grenouilles qui sifflent" . Ils sont capables de nommer les personnages qui ont prononcé des mots chantés (Où es-tu ?…) : « il y a la petite », « le grand-père dans la boue »–certains disent « dans la moue » (confusion entre le mou de la boue peut-être ?).En fait la perception, ou peut-être plus précisément la restitution, passe par la mise en récit faisant intervenir des personnages stéréotypés dans lesquels ils parviennent à projeter des relations qui les renvoient à leur cadre quotidien : le petit, la maman, le grand-père à qui ils parviennent à attribuer une voix. Cette tendance à restituer tout poème sous la forme d’un récit va se confirmer tout au long de notre recherche sur la poésie, on la retrouve chez les plus grands de l’école élémentaire[1], or la poésie, et notamment la poésie moderne, procède bien souvent par déflagration narrative, juxtaposition de ce qui peut apparaître comme des fulgurances narratives que l’on aimerait tisser tranquillement, mais entre lesquelles il y a hiatus.

Ils retiennent que cela se passe « dans la campagne » (comme le dit le texte) et parviennent, au moins pour certains, à imaginer l’univers du marécage, même s’ils ne connaissent pas le mot, qu’ils traduisent dans leur reprise par « rivière »…

Pour eux le petit garçon est aussi « dans la rivière », mais « il ne nage pas comme la grenouille » (ils appuient leur propos d’un geste pour expliquer la distinction des mouvements). Dans l’univers du marécage, le petit animal qu’est la grenouille semble leur parler immédiatement, leur parler d’eux probablement, et l’on sait tous les contes, tous les récits merveilleux qui assimilent au moins dans une certaine mesure la grenouille et l’humain mais si ces jeunes enfants se projettent dans cette figure, c’est en même temps pour s’en distinguer et pour revendiquer explicitement distinction : « le petit garçon ne nage pas ».

 

La poésie donne à voir, à partir d’évocations dont les petits ont une perception toute sensuelle.

S’ils parviennent à une saisie assez globale de l’univers qui sert de cadre à ce protorécit, ils y entrent d’abord à partir de l’idée de « boue », matière hybride renvoyant à la rencontre de l’eau et de la terre : l’idée du marécage les entraîne vers ces espaces propices à la rêverie. Citons Gaston Bachelard (L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière 1942) :

« Cette densité qui distingue une poésie superficielle d’une poésie profonde, on l’éprouvera en passant des valeurs sensibles aux valeurs sensuelles. Seules les valeurs sensuelles donnent des correspondances. Les valeurs sensibles ne donnent que des traductions. »

Une semaine plus tard, et après avoir entendu une fois entre temps la chanson de Steve Waring, ils sont capables dans la classe de restituer des mots (où çà ; suis ici ; et surtout dans la boue –pour certains : dans la moue-). La restitution des différents bruits produits par les animaux est plus problématique et ne vient qu’après : les mots aident manifestement à la mémorisation parce qu’ils structurent la pensée, ce qui n’est pas le cas des différents coassements, sifflements ou chuintements du début de la chanson auxquels ils sont pourtant très sensibles à l’oreille.

Un atelier d’expression corporelle et dramatique organisé dans la salle d’évolution va leur permettre d’entrer plus précisément dans l’univers décrit et de construire des images mentales.

Après une nouvelle écoute du disque, les réactions des yeux qui pétillent prouvent leur plaisir à retrouver les cris, qu’ils ont toujours autant de mal à reproduire quand on les y invite.

Avant d’organiser le jeu, la maîtresse sonde leur compréhension.

-Me : Le petit garçon se promène dans le marécage : qu’est-ce que c’est ?

E : C’est de l’eau.

E : Le marécage, ça veut dire qu’on nage : ils sont sensibles à la proximité sonore des mots (ici à l’effet de rime), qu’ils apparient alors sémantiquement en faisant jouer la fonction poétique du langage, telle que l’a définie Jakobson, surtout quand ils ont affaire à des mots qu’ils ne connaissent pas trop.

E :…c’est dans la boue (un terme et une idée qu’ils affectionnent manifestement parce qu’il renvoie à leur plaisir de patauger…)

La maîtresse distribue les rôles qu’ils auront à tenir tout en écoutant le disque par fragment : les filles seront les grenouilles, les garçons seront « le petit garçon qui se promène »…Manifestement, la représentation de la vie au bord de la mare commence à prendre sens et corps, mais c’est surtout chez les garçons qui se déplacent en regardant les filles/grenouilles paralysées dans leurs cerceaux signifiant leur « maisons de grenouille » et d’où elles sont censées proférer les cris un peu bizarres des batraciens. Les garçons n’ont pas de mal à construire et manifester l’espace imaginaire du marécage en faisant semblant de « marcher dans l’herbe mouillée » (ce qui leur parle : « on va mettre les bottes ! », disent-ils) pour aller ensuite « s’asseoir sur un tronc ». Là encore c’est à partir du rapprochement avec le souvenir de sensations quotidiennes mais toujours sources de plaisir intense, à partir de leur mémoire sensorielle donc, qu’ils déploient intérieurement et physiquement[2] l’univers évoqué dans la chanson., ce qui leur procure une réelle jubilation.

Après inversion des rôles, les filles se montrent aussi actives et efficaces que leurs camarades dans leur personnage de petit garçon marchant « sur l’herbe mouillée ».

Les garçons en grenouilles sont plus libérés que les filles, mais là aussi ont du mal à reproduire une pure forme sonore dans laquelle ils voudraient retrouver un signifiant. C’est finalement en suivant l’incitation de la maîtresse qui rattache explicitement chaque bruit à un personnage, le papa, la maman grenouille etc…qu’ils finissent par les répéter plus facilement.

En fait c’est la position de spectateur actif, participatif (marcher dans l’herbe mouillée en regardant les grenouilles ; simuler des sensations et des visions) qui, dans cette séance, leur permet de construire une représentation de l’univers traversé, plus encore que celle d’acteur mimant les grenouilles. C’est dans le « jouer à voir, à sentir, à entendre », plus que dans le « jouer un rôle » , autrement dit « camper un personnage », que l’imagination trouve son compte.

Ces enfants font preuve d’une réelle capacité à se construire mentalement un univers à partir de la saisie d’éléments du texte qu’ils n’analysent pas vraiment un par un, mais sur lesquels ils peuvent s’appuyer parce qu’ils renvoient à leur expérience du monde intime et sensorielle (la boue, l’herbe mouillée). La distance est importante entre le peu qu’ils sont immédiatement capables de verbaliser de ce qu’ils ont compris du poème chanté et ce qu’ils éprouvent effectivement dans le cadre de leur écoute synesthésique, et qui transparaît progressivement au cours de leur évolution physique dans l’espace, pour peu qu’on les amène à puiser dans leur propre mémoire sensorielle. Il me reste un regret : je n’ai pas pu évaluer l’impact de leur travail sur cette chanson poétique sur leur relation au monde réel. Nous avions projeté une sortie dans un marais tout près de l’école, mais elle n’a pas pu avoir lieu du fait de raisons extérieures. Il aurait été intéressant de mesurer dans quelle mesure l’appréhension du monde réel (l’univers du marais) est autant déterminée par la rencontre des productions artistiques que l’inverse chez ces tout petits qui n’ont pas la chance de faire partie d’un milieu particulièrement favorisé: la poésie doit effectivement pouvoir contribuer à leur ouvrir encore plus grand les yeux sur le monde, à leur ouvrir les voies de l’émerveillement, au sens fort et étymologique du terme.

 

Poésie : du non-sens à l’interrogation métaphysique avec Tardieu

 

La môme néant

 

Quoi qu’a dit ?

-A dit rin.

Quoi qu'a fait

-A fait rin.

Quoi qu’a pense ?

-A pense à rin.

 

Pourquoi qu’a dit rin ?

Pourquoi qu’a fait rin ?

Pourquoi qu’a pense à rin ?

 

-A’xiste pas.

 

Jean Tardieu (Le Fleuve caché)

Ce texte, que nous avions proposé à nos enseignants associés de travailler dans le cadre de notre recherche INRP dans un geste un peu provocateur, va d’abord susciter le rejet de la maternelle à l’université.

On peut considérer qu’il s’agit d’une comptine (du type Polichinelle cocasse, ou Une souris verte), un peu à la manière de celle de Lewis Carroll, qui s’inscrivent dans la tradition des Nursery rhymes. Textes très brefs, particulièrement contraints sur le plan formel, ils reposent sur des jeux de sons, jeux de rythmes qui conduisent à la profération de propositions sémantiques souvent incohérentes ou contradictoires, toujours plus ou moins cruelles, plus ou moins inquiétantes et absurdes. Paradoxalement, ils peuvent fonctionner parfois comme de véritables « machines métaphoriques » qui appellent la production de sens.

Tardieu, et les surréalistes se sont inspirés du genre :

« A mesure que je vis, je dévie, je dévie

Mais à mesure que je meurs, je demeure, je demeure. » (In Le fleuve caché)

(In Le fleuve caché)

 

D’abord le rire jaune

Le texte La môme néant a d’abord provoqué le rire, mais ce que nous appellerions le rire jaune :

-un rire exutoire chez les petits en maternelle, en CE2, ou encore en CM2 ;

-un scepticisme chez les étudiants : ce texte ne m’inspire vraiment pas grand-chose » reconnaît d’emblée l’un d’entre eux en licence ;

-voire un certain courroux, comme chez cette enseignante : J’étais pétrie de littérature telle qu’on l’enseigne au lycée (étude rigide des textes, choix des professeurs très précis)

J’ai été étonnée du choix de «  La môme néant », et le langage déglingué, je trouvais ça un peu…

D’abord, Tardieu, j’étais un peu choquée qu’il ait pu se laisser aller à ce langage un peu idiot, un peu sans intérêt.

Je me disais, les enfants, ça va les faire rire….

Ça déclenche des déviations dont on n’est plus maître (du moins pour certains dans la classe)…

Je me disais, pour moi, la poésie, c’est pas ça…

Mais quand les élèves l’ont mis en scène, ils se le sont appropriés, il fallait qu’ils le vivent dans leur corps, il y avait une mise en scène… des choses en sont venues…

Elle (une conseillère pédagogique associée à notre recherche et qui a mené la lecture dans la classe) leur a laissé la bride sur le cou, ils ont pu exprimer des sentiments d’enfants exclus, avec quelqu’un qui répondait « les pieds dans ses bottes ».

Ils ont vu des choses que je n’avais pas vues, depuis, ils vont à la bibliothèque, chercher des textes : « on emprunte les poèmes de… », ils se disent qu’ils peuvent disposer des mots du poète. :« On a emprunté certains mots à Jean Tardieu, ce sont ses mots, mais il nous les prête. »

Ils ont vraiment un sentiment de liberté.

La proposition de travailler sur un texte problématique amène les enseignants à interroger leurs propres représentations, et cela correspondait bien à notre intention.

 

Du rire jaune à la recherche d’interprétation

De fait, les élèves de cette classe de CE2, eux aussi scolarisés dans une zone classée en difficulté, se sont mis à lire le recueil Monsieur, Monsieur, en édition Gallimard poésie jeunesse, soit une centaine de pages, en autonomie et pour la plupart in extenso, avec un intérêt et un profit bien réels.

Nous avons pu constater le même cheminement auprès dans toutes les classes qui ont travaillé ce texte:

Les petits de la classe de maternelle dont nous venons de parler s’entraînent d’abord à rire les uns les autres de façon un peu forcée à la lecture du poème opérée par la maîtresse(un rire exutoire, dit la maîtresse)

Maîtresse : Pourquoi ça vous fait rire ?

E 1 : parce que ça fait rigoler

E 2 : parce que ça fait penser à un clown

       Parce que ça existe pas…

Me : vous voulez essayer avec moi ?

Invités à dire collectivement les réponses, les élèves ont d’abord du mal et progressivement rient moins, pour finalement conclure, après un certain temps :

E : ça fait pas rire du tout...

Dans l’ensemble, ils reconnaissent la forme poétique, à partir du rythme, mais le texte les laisse perplexes.

 

Le processus sera le même en CE2 (8ans) : devant l’apparence de platitude exacerbée et de vide du texte, qui les fait rire aussi parce qu’il est écrit dans une langue patoisante qu’ils ont peu l’occasion de rencontrer à l’école, les enfants éprouvent le besoin de combler le caractère « creux » du texte (pour reprendre le mot utilisé par la maîtresse) et d’imaginer des situations, des personnages, des relations entre ces personnages. Ce texte si scandaleusement vide appelle en fait la construction urgente de sens, de représentations mentales, d’élaborations référentielles pour être saisi. C’est donc l’absence de propositions de sens offertes immédiatement par le texte lui-même qui fait résistance et provoque l’implication et la collaboration des jeunes lecteurs, notamment dans le cadre de cette lecture conduite à l’occasion d’une recherche, comme le savent les élèves. Cette situation induit certainement des postures spécifiques : les enfants se sentent impliqués et se savent observés, ils ont un peu le sentiment d’être des chercheurs eux aussi.

Invités à une mise en espace sonore du texte, ils proposent un nombre différent de personnages, selon les interprétations. Ce qui tend progressivement à émerger puis à se fixer au fil des essais individuels échangés collectivement, c’est souvent l’idée d’un dialogue avec une instance qui nous dépasse, une instance transcendante.

Comme j’étais revenue dans la classe avec un enregistrement sonore (disque Quoi qu’y disent ? édition Le chant du monde, distribué par Harmonia mundi), la discussion a pu reprendre et se conclure autour du texte :

-On se croirait dans les nuages,

-Ça fait comme une grosse voix qui parlerait dans le ciel, à nous, en bas, sur terre, on est là…(geste d’impuissance)

Ce jeune garçon de huit ans pense manifestement à une puissance transcendante, un Dieu qui questionnerait l’impuissance des hommes à comprendre ce qui leur arrive…

Le texte a fréquemment suscité des interprétations et des discussions à caractère métaphysique et spirituel dans les classes. Il a permis d’exprimer des interrogations pourtant essentielles, que les maîtres français, dans le respect d’un devoir de laïcité, ont souvent tendance à refouler de leur cours.

 

En licence « Arts du spectacle » : un dispositif pédagogique qui part de la mise en espace sonore comme modalité d’analyse du texte

Dans le cadre d’un module « Poésie, mise en voix », j’ai invité mes étudiants de licence en arts du spectacle à préparer une mise en espace sonore du texte, et à écrire au fur et à mesure leurs intentions de jeu, leurs éventuelles révisions d’interprétation au vu des propositions des autres, leur bilan sur l’évolution de leur relation à ce texte.

Il s’agit d’étudiants qui ont un certain entraînement au jeu dramatique, aux pratiques de mise en voix, mise en espace. La prise de risque fait partie des habitudes de travail, ils savent qu’elle est toujours régulée par l’enseignant et par le groupe, qu’une consigne peut toujours être dialoguée en cours de route, en toute confiance. Ici le tâtonnement de mise en espace sonore, accompagné d’écrits réflexifs intermédiaires et conclusifs, débouche sur une confrontation des propositions interprétatives et des échanges collectifs oraux qui permettre de mettre de dialoguer les écrits personnels.

Voici quelques fragments de cheminement de l’écriture :

M. écrit1 : Ce texte me semble court mais assez dense dans ce qu’il propose. Il offre une possibilité de jeu diversifiée. La question de la mise en voix reste assez délicate car la mise en voix prend le parti de celui qui dit (du personnage), alors que la lecture prend le parti de celui qui lit (le lecteur interprète). […] au début, le texte peut paraître plutôt amusant mais la question de la non-existence installe une atmosphère plus tendue.

M. écrit 2 : Le texte pose une question fondamentale, celle de l’existence. Avec J. nous avons eu l’idée du personnage « Dieu » et d’un autre, une marionnette.[…]Ensuite, j’ai aidé dans la mise en scène de C. et K. : jouer dans le noir, à plusieurs voix, des gens de passage, anonymes me paraissait touchant : ce texte me fait penser à la mort, elle-même anonyme, unique, personnelle et universelle. Je trouvais la proposition subtile […], le jeu sur la voix important (proche, loin, fort, poussé, naturel…) .

Pour conclure, je peux dire que ce texte évoque pour moi une non-existence anonyme et universelle, qui peut prendre toutes les formes. Il est poétique car il parle de la mort, la vie, l’absence … (thèmes renvoyant au lyrisme) et propose une certaine rythmique, presque versifiée.

L’étudiante, C. évoquée ci-dessus, écrit : Personnellement ce texte ne m’inspire pas, alors, je ne verrais pas de personnages, pas de « décors ». Il ferait noir, de façon absolue, on ne verrait rien du tout, et tout à coup, une première voix naîtrait de quelque part, puis une autre et encore une autre, etc…Chaque voix serait différente dans le timbre, l’intonation, l’accent, la façon de parler (comme dans la didascalie). Chaque voix émergerait d’un endroit différent, avec un volume sonore plus ou moins important, d’en haut, d’en bas, à gauche, à droite, lointaine ou proche.

On aurait comme une impression de « gens de passage », qui ne s’arrêteraient pas, qui observent quelque chose, peut-être la même chose, comme une parole éphémère, sauf la dernière, plus posée, plus définitive et qui viendrait de nulle part et partout à la fois.

Alors le fait que cela ne m’inspire pas, finalement, c’est intéressant…

 

Ce sur quoi je voudrais conclure, c’est qu’en dépit des réticences des enseignants, ce texte a fait événement dans les classes, a remis en question les représentations souvent réductrices que les maîtres ont du texte poétique et des modes d’appropriation possibles à l’école.

Il a contribué à la reconnaissance du statut de sujet lecteur par les maîtres : « ils ont vraiment un sentiment de liberté » dit la maîtresse dont le fonctionnement pédagogique se retrouve soudain bouleversé : elle avait effectivement tendance à prévoir, dans le cadre de sa classe d’élèves réputés en difficulté, des propositions adaptées au niveau de chaque enfant afin de ne pas les mettre dans une situation d’échec. Elle est aujourd’hui la première étonnée par leur engouement pour la poésie, pour leur assiduité à emprunter des recueils à la BCD.

Le contact avec une langue dont le fonctionnement dérange parce qu’il diffère du fonctionnement standard, bien loin de les inquiéter les amuse, les intrigue et progressivement les séduit et les questionne, à condition toutefois qu’ils puissent (tout aussi progressivement) parvenir à la conviction qu’une parole est donnée à entendre ou plus exactement à restituer à partir des interstices, des hiatus sémantiques, syntaxiques ou logiques apparents du texte.

Certains ont ri, mais…

Les gamins m’ont aidée, moi, à avoir un autre ressenti…

C’est toujours le même problème, on a peu tendance à leur faire confiance…

Jamais je n’aurais commencé une recherche poétique par celui-là….

Ce que j’ai bien aimé,  ça les a libérés…

En fait jusqu’à présent, on était englué, ça sonnait creux.

Peut-être que je leur transmettais trop mon ressenti quand je leur lisais un texte…

Ça restait étouffant, depuis, ils rentrent dans l’écrit…

Il y en a une qui m’a dit : « on plonge dans l’histoire, et on en sort, on est mouillé, imprégné. »

En fait, ils ont un grand attrait pour les images poétiques…

Disons que les élèves se sont trouvés en situation d’activer les jeux du texte, d’en faire jouer les pièces constitutives et disjointes. Le jeu n’est ni déplaisant ni gratuit, comme le soulignait joliment cette jeune élève : on en sort, on est mouillé….

 

Je terminerai par ces quelques vers de Raymond Queneau, tiré de « L’Instant Fatal » :

Mais des fois on pleure on rit

En écrivant la poésie

Ca a toujours kékchose d’extrême

Un poème.

 

C’est précisément parce que la poésie est une forme extrême du langage qu’elle est susceptible d’entraîner les élèves les plus démunis sur le plan du maniement de la langue, de les libérer des empêchements qu’ils éprouvent à dire le monde, à dire et à trouver ce qu’ils sont dans le monde.



[1] Nous renvoyons aux travaux de Jérôme Bruner, tout particulièrement à son ouvrage Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? , Retz, 2002 : le récit aide à comprendre le monde.

[2] Dans le cadre de ce jeu enfantin, la représentation intérieure ne précède pas forcement le jeu physique de mime : c’est autant la posture corporelle qui fait remonter le souvenir d’expériences vécues antérieurement.

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