INSTITUT FRANÇAIS DE L'ÉDUCATION

Outils personnels

Evaluer la lecture

Des dispositifs évaluatifs pour constituer les élèves en sujets-lecteurs et structurer un cheminement conscientisé d'appropriation des textes littéraires

 

Danielle Dubois Marcoin

MCF, Responsable de l’équipe sur projet

à l’INRP : « Littérature et enseignement »

Intervention au colloque AIRDF de Louvain -la-Neuve 29-31 mars 2007:

Enseigner et apprendre la littérature aujourd'hui, pour quoi faire? Sens, utilité, évaluation

Les propositions d’évaluation adressées aux enseignants : quelles réceptions, quelles reformulations, quelles transmissions ?

 

Des modalités d’évaluation pour servir et non asservir l’éducation à la littérature

En principe mises au service d’objectifs de l’enseignement, de la formation (de sélection aussi), les modalités d’évaluation sont déterminantes quant aux processus d’apprentissages des élèves, quant aux sens et aux valeurs qu’ils leur attribuent. En France, les épreuves du baccalauréat, corrélés aux programmes, déterminent l’enseignement et l’apprentissage de la littérature ; ils sont une façon de répondre à la question « Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui pour quoi faire ? » qui renvoie à notre conception actuelle de la lecture littéraire vue de l’école. Une confrontation internationale des modalités d’évaluation proposées à la fin de chaque cycle par les différentes institutions scolaires permettrait de mettre au jour les diverses conceptions de la lecture de littérature au moment même où les évaluations comme PISA tendent à constituer un modèle unique de compétences de lecture sans distinguer ce qui relève de la littératie ou de la lecture des textes littéraires.

Il n’est pas nécessaire de revenir trop longuement sur la crise de l’enseignement de la littérature au lycée français, qui s’exprime depuis un certain temps à travers les actes de mise en garde (de repentance ?) de T. Todorov. La littérature en péril  Flammarion, Café Voltaire Janvier 2007, p.18 :

« L‘ensemble de ces instructions repose donc sur un choix : les études littéraires ont pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent. 

A l’école on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques»

L’école formaliste, à travers les applications scolaires de ses apports théoriques, de ses postures de lecture, a largement contribué à infléchir l’enseignement de la littérature dans ce sens dans les années 70/80. Un objectif de notre recherche est donc d’imaginer des dispositifs pédagogiques et didactiques qui permettent d’autres façons d’interroger les textes de littérature du primaire au secondaire nécessitant d’autres modalités d’évaluation. L’autre question étant : quels textes donner à lire à nos élèves ?

Dans la perspective dénoncée par T. Todorov, le choix des textes ne peut qu’être contraint par l’ensemble des outils à faire acquérir. Effectivement, dans le cadre des échanges liés à notre recherche, nous avons souvent eu le sentiment qu’au moment de choisir un texte, les enseignants du second degré sont surtout préoccupés par la nécessité de le faire entrer dans une case prévue par le programme à organiser en séquences à partir d’un ensemble de notions littéraires. Or, nous avions choisi de travailler sur La petite sirène précisément, parce que le texte d’Andersen, ne se laisse pas enfermer aussi facilement que cela: il s’agit d’un conte d’auteur, consistant, sous-tendu par des questions existentielles fondamentales (passage de l’enfance à l’adolescence, passage –ici esquivé- à l’âge adulte, question du devenir après la mort). La dimension poétique et spirituelle de ce conte d’auteur romantique ne peut évidemment se satisfaire d’une analyse fondée sur le schéma actanciel, et cela a parfois provoqué un certain désarroi :

« Jusqu’à cette année, je n’avais jamais retenu un conte d’Andersen comme support d’une séquence parce que je trouvais plus facile de répondre aux instructions officielles avec un conte de Perrault ou de Grimm » dit un professeur de 6ème.

« Il peut aussi s’intégrer à l’objet d’étude ‘ persuader, convaincre, démontrer’ en ce qu’il est un apologue et fait passer un message aux élèves » dit une l’enseignante de seconde, mais elle juge après coup que cela n’est finalement pas vraiment pertinent et poursuit : « il me semble maintenant que si j’avais à recommencer l’étude, je l’axerais plus sur la description et le récit, en particulier sur la rencontre avec l’autre : sirène/homme/sorcière. Une lecture dans le cadre d’une séquence sur le fantastique, l’étrange, l’ailleurs ».

Le risque est à chaque fois d’opérer une réduction du texte, voire d’installer du contresens.

Quelles reformulations, quelles transmissions de nos propositions –lâches- d’évaluation?

Le dispositif adopté dans le cadre de notre travail est simple : il s’agit de faire lire un même texte de la maternelle à l’université, de n’induire aucune démarche, mais d’amener les équipes d’enseignants associés à se rencontrer afin d’échanger, mutualiser les questions, les éléments de réponses, d’analyses. Par ailleurs, nous collectons toutes les traces possibles des activités conduites (journal de bord des enseignants, divers écrits des élèves, enregistrements sonores et visuels).

Nous proposons enfin à tous un dispositif de retour sur la lecture, une modalité d’évaluation formulée de façon volontairement lâche, afin de cerner les effets produits par les choix didactiques et pédagogiques des uns et des autres. Pour plus de clarté, nous définirons ainsi les termes : pour nous, les choix didactiques renvoient à la conception de la discipline, pas tant l’objet littérature en lui-même que son enseignement, les modalités de traitement des textes et les éléments de savoirs requis ; les choix pédagogiques renvoient davantage aux postures , aux gestes professionnels, au sentiment d’identité professionnelle (en quoi consiste mon métier d’enseignant de textes littéraires, quelles sont les tâches qui me reviennent ou pas dans ce cadre?).

Nous pourrions être tentés, là où nous en sommes de notre recherche de trancher, surtout si l’on s’en tient aux déclarations dans le cadre d’entretiens[1] : il y aurait d’un côté les spécialistes du sujet élève en élémentaire, et les spécialistes de la didactique du français en secondaire. La réalité est un peu plus complexe car, entre deux, il y a les personnes enseignantes qui, en raison de leur histoire personnelle, sont amenées à adopter telle ou telle posture professionnelle : le professeur des écoles polyvalent qui revendique son avancée toute particulière dans la didactique de la littérature, le professeur de collège ou lycée monovalent qui revendique son aptitude pédagogique à prendre en compte les sujets élèves qu’il a en face de lui.

Les diverses reformulations de nos propositions d’évaluation sont éclairantes par rapport à la question de posture enseignante, au statut accordé à l’élève lecteur et à la fonction attribuée à la littérature : c’est ce que nous voudrions présenter ici. L’hypothèse que nous formulons est la suivante : dans quelle mesure est-il possible, en faisant un usage à la fois pédagogique et didactique de l’esthétique de la réception, de réunir le sujet élève et l’apprenti en lecture littéraire pour le considérer comme et le constituer en sujet lecteur de littérature à l’école. Il n’est pas question de cantonner chacun à la singularité première de son intentio lectoris[2] dans la confrontation aux textes proposés, mais il s’agit plutôt, à l’issue d’un cheminement partagé au sein d’une classe, de le faire parvenir à une appropriation intime du texte qui passe par des propositions magistrales de dispositifs et de savoirs croisées avec des interactions entre réponses personnelles et échanges entre pairs. L’évaluation, à l’issue de ce cheminement, peut alors prendre l’allure d’une « méditation» argumentée sur l’apport personnel des textes tels qu’ils ont été lus comme se l’autorisent les écrivains dans leurs autobiographies de lecteur. L’évaluation consiste alors en un travail de (sur) la mémoire vive –et toujours évolutive- de lecteur. Les dispositifs évaluatifs peuvent en effet être des leviers déterminants pour repenser l’éducation à la littérature et c’est ce que nous voudrions illustrer à travers quelques exemples contrastés.

 Distinguer les postures évaluatives à travers la reformulation d’une proposition

La proposition « lâchement » formulée par nous était la suivante :
« Deux mois après la lecture de « La petite sirène », voici un tableau comportant des cases où figure à chaque fois un mot[3], peux-tu dire ce que ce mot évoque comme souvenir personnel de ta lecture du texte d’Andersen ? Il y a des cases sans mots, tu peux en suggérer certains qui te paraissent importants[…] » L’objectif de ce retour différé sur la lecture est de faire émerger la relation que chacun a pu passer avec le texte, ce qui continue de résonner chez chaque lecteur.

Certains enseignants ont accepté la proposition, d’autres l’ont ignorée (ce qui est déjà un signe), beaucoup s’en sont saisi pour la reformuler en la conjuguant avec leurs pratiques personnelles. C’est ainsi que dans une école les élèves de deux classes de cours moyen ont été invités par la conseillère pédagogique en arts plastiques à opérer des mises en analogie entre le texte d’Andersen et une série de douze reproductions d’œuvres plastiques. L’objectif de notre proposition était maintenu puisqu’il s’agissait, en prenant appui sur les images proposées, de retrouver la manière dont chacun avait reçu le conte.

Les deux maîtres vont cependant reformuler chacun à leur façon la proposition ainsi révisée, et cela en conformité avec leur représentation respective de l’éducation à la littérature et leur posture pédagogique en générale :

•      Première reformulation :
« Voici douze reprographies, à quel moment, à quel personnage, à quel événement de l’histoire chaque image me fait penser? »

Voici une réponse tout à fait représentative de l’ensemble des élèves  (nous ne citons que quatre entrées) :

 Magritte: les idées claires: « Cela me fait penser à la mer de la petite sirène »
 Dietman: les arbres d’Odile : « Cela me fait penser à la petite fête du prince sur le bateau »
Giacometti: Portrait d’Annette: «  Cela me fait penser à quelque chose de triste comme la sorcière »
Pollock : Number 3: «  Cela me fait penser au château de la sorcière »

 

•      Reformulation dans l’autre classe :

« Choisis 4 images, à partir de chacune d’elles,  dis ce que tu as ressenti à la lecture du texte. »

Voici une réponse, elle aussi représentative de l’ensemble des réponses dans cette deuxième classe, portant sur les mêmes œuvres que celles que nous avons précédemment retenues :

«  En la regardant, je ressens de la différence et du changement. Les passages d’un monde à l’autre . »
«  En la regardant je ressens de la peur et de la solitude. Le sacrifice de la petite sirène. »
« En la regardant je ressens de la patience et de la mort. L’attente de la mort. »
« En la regardant je ressens des choix incompris. L’univers de la sorcière. »

En référence à la classification d’Anne Jorro (L’enseignant et l’évaluation, des gestes évaluatifs en questions, De Boeck, 2000), j’opposerais la posture du « contrôleur », maître 1, dont l’objectif est de mesurer la performance en invitant les élèves à lister des éléments factuels constitutifs du texte à celle du « consultant » dont je relève quelques caractéristiques énoncées dans l’ouvrage cité : il écoute et reconnaît la parole singulière, partage l’accès à la réflexion, s’intéresse au monde du sujet qu’est l’élève, sa médiation s’inscrit entre norme et significations singulières, il est soucieux de rester en retrait dans l’émergence du sens. Dans la deuxième classe, l’objectif du maître est bien d’accompagner la constitution progressive du sujet lecteur/scripteur en lui donnant les moyens de formuler sa compréhension approfondie et toute personnelle du texte.
On constate à travers cet exemple à quel point l’attention portée au sujet lecteur (accompagnée tout au long de la lecture de propositions pertinentes, que nous ne détaillerons pas ici), loin de cantonner cet élève de dix ans aux obscurs émois d’un moi balbutiant, l’amène au contraire à une conceptualisation progressive . C’est la confrontation sensible –et commentée- à l’image personnellement élue dans la collection proposée qui amène à la clarification progressive  de l’analyse personnelle dans le cadre de cette relecture différée. L’image n’est pas ici utilisée comme illustration d’un texte préalablement analysé (ou plus exactement découpé en éléments constitutifs) mais comme moyen empirique d’approfondir et clarifier la relation réflexive au texte.
A travers ces deux exemples contrastés, renvoyant pourtant à deux classes de cours moyen de la même école, on perçoit les conceptions divergentes de l’activité de lecture des textes littéraires chez deux maîtres « chevronnés » induisant des conduites évaluatives qui n’ont pas du tout le même sens.

 

Qui attribue du sens et de la valeur dans les activités conduites à partir des textes?

Constituer un élève en sujet-lecteur revient à lui donner les moyens de réfléchir son activité et donc de l’évaluer d’une manière ou d’une autre, d’en évaluer l’évolution progressive au cours d’une séquence, d’une année scolaire, voire de son cursus.
C’est l’objectif que nous continuons de poursuivre à travers la nouvelle proposition adressée à nos enseignants associés, dans le cadre d’un travail qui porte désormais sur le texte poétique. Nous proposions le carnet de poésie comme modalité d’évaluation, ainsi formulée : «  Dans le cadre d’une année scolaire, percevoir à travers la constitution d’un objet personnel le cheminement des élèves en ce qui concerne leur rapport aux textes poétiques, en fonction des propositions scolaires mais aussi de leurs pratiques poétiques extrascolaires.
Tout comme la proposition sur le texte d’Andersen, il ne s’agit pas d’une simple restitution d’éléments objectifs des textes ni d’une forme d’évaluation des acquis de notions défineis par le programme officiel (qui pourront se faire dans un autre cadre). Il s’agit plutôt de permettre aux élèves d’opérer un retour sur soi en tant que lecteur/producteur de poésie à l’école et hors l’école et de nous permettre de mesurer l’impact de la fréquentation de la poésie sur nos élèves, les effets produits sur le sujet lecteur par nos propositions (textes/modalités d’appropriation et d’évaluation).

Dans ce carnet on s’exprimera verbalement et/ou par des productions plastiques, par le biais de collages de (fragments de) textes ou d’images, par des références à des éléments musicaux, sur ce qui résonne en soi lorsqu’on repense aux expériences en relation avec la poésie. Chacun justifiera un minimum ces gestes personnels. Les élèves auront à répondre par trois fois dans l’année:

-pour toi, qu’est-ce que la poésie ?

-que t’apporte-t-elle ?

Nous opposerons, là encore, ce qui s’est passé dans deux classes de cours moyen à l’occasion de la lecture du texte Premier jour de Jacques Prévert (1945).

 
 
 
 
 
 
 
 
 

Des draps  blancs dans une armoire
Des draps rouges dans un lit
Un enfant dans sa mère
Sa mère dans les douleurs
Le père dans le couloir
Le couloir dans la maison
La maison dans la ville
La ville dans la nuit
La mort dans un cri
Et l’enfant dans la vie.

 

Ce texte pose un problème de compréhension (ou interprétation, peu importe). Il a l’allure d’un récit banal, d’un fait divers, comme un certain nombre de poèmes de Prévert. Il va donc facilement rencontrer la propension des (jeunes) lecteurs à traiter tout texte comme un récit[4], à rechercher du récit dans la poésie. Or la poésie, et notamment la poésie moderne, procède bien souvent par déflagration narrative, juxtaposition de ce qui peut apparaître comme des fulgurances narratives que l’on aimerait tisser tranquillement, mais entre lesquelles il y a hiatus. Ici, l’élargissement progressif de la perspective spatiale, armoire, lit, couloir, maison, ville jusqu’à une évocation « cosmique », à la fois temporelle et spatiale, nuit, nous permet de penser que l’on sort du champ d’un événement emprunté à la réalité quotidienne (une naissance, trois personnages) pour s’ouvrir à une réalité atemporelle et d’un autre ordre : la vie/la mort « La mort dans un cri/Et l’enfant dans la vie .»[5]

Le poème n’est donc pas seulement un récit, il est une réflexion sur la condition humaine introduite par un semblant d’histoire à trois personnages.

Les élèves ne perçoivent pas le (possible) glissement générique inscrit en creux dans les deux derniers vers, les enseignants non plus, bien souvent.

Cependant, la question qui permettrait de lever le lièvre est posée : qui crie ? Par soustraction, ce ne peut qu’être la mère parmi les trois personnages dans ce « récit ». Le recours au transcodage est fréquent, pour permettre l’expression de l’émotion qui, dans cette acception du texte, devient effectivement difficilement supportable...

Mais là aussi des propositions apparemment proches (transcodage) prennent des significations différentes. J’opposerais deux comptes rendus de travail mené en CM :

Le premier concerne une classe investie dans un projet de création artistique. La question « qui crie ? » n’a apparemment pas été considérée comme problématique. Les élèves sont invités à retenir un ou deux vers et à dessiner ce qu’ils leur évoquent. Les dessins collectés serviront à une transposition musicale en collaboration avec l’intervenant en musique. L’un d’entre eux, dont la simplicité prend une allure toute épurée après photographie, est retenu dans l’intention d’exploiter les lignes verticales et horizontales qui s’en dégagent (l’armoire figurée par un rectangle levé noir/le lit figuré par un rectangle couché rouge) pour le transcodage musical. En l'absence de traces tangibles de justification des élèves qui nous permettent de porter un jugement sur l’ensemble des activités, la question serait bien celle-ci : quelle part est réservée au jeune élève dans la perception/construction de l’effet de sens produit par son transcodage graphique ? Dans la construction de sens entre le texte lu et le transcodage musical ? Qu’apportent les concepts de verticalité/horizontalité et par qui ont-ils été introduits? Si on ne se pose pas ces questions, on risque fort de se contenter de saisir ici et là des opportunités qui serviront essentiellement l’expression de l’artiste ou du maître et de tomber dans l’illusion flatteuse du « bel objet ». Il convient donc que les gestes produits par les élèves fassent sens à leurs propres yeux avant tout. Je rappelle une des caractéristiques de l’évaluateur consultant, ou« accompagnateur » selon Anne Jorro : « il est soucieux de rester en retrait dans l’émergence du sens »… tout en faisant en sorte que le(s) sens advienne(nt) pour chacun.

Dans une deuxième classe, la maîtresse a retenu l’idée du carnet de poésie mais en le reconvertissant sous la forme d’un cahier mémoire, une pratique qui lui est familière pour toutes les disciplines.

Ses propositions vont conduire à l’explicitation de l’évolution de la réception des textes à travers l’élaboration personnelle d’ objets (mises en page d’écrits, dessins) réfléchie à travers diverses formes d’écriture.

Après distribution du texte, les élèves doivent exprimer, d’abord au brouillon, ce qui leur « paraît intéressant de noter sur ce texte ».
Sur leur cahier mémoire, ils sont ensuite invités à coller ce poème et à recopier de manière expressive ce qu’ils avaient noté au brouillon; puis à produire un dessin (en empruntant à leurs références culturelles constituées à partir du « musée de classe ») en justifiant à chaque fois par écrit leurs choix (support, matériaux utilisés, intentions ).

Après échanges autour des activités et un nouveau débat à partir de la question : « qui crie ? », les élèves sont à nouveau invités à écrire pour reprendre leur interprétation première du texte.

Comparons le cheminement de deux élèves.

Medhi (un enfant très perturbé sur le plan identitaire)
Ecrit 1  recopié sur une feuille bleue, en zigzag au milieu duquel figure une pendule : « Sa mère dans les douleurs ou et un enfant dans la vie, me fait penser à un accouchement, à un hôpital. Les phrases sont toujours l’une dans l’autre. Le premier jour me fait penser au premier jour de vie »

Justification des choix pour la production plastique (non figurative) :

« Pour faire cette peinture je me suis inspiré de Jean Miro. Dans cette peinture, j’ai fait ressortir la tristesse ».

Ecrit 2 : « Après le débat de l’autre fois, je n’ai rien ressenti d’autre car les interprétations étaient toujours les mêmes. Surpris, car je ne m’attendais pas à cela : le texte m’a beaucoup touché ».

Marie (une enfant originaire d’Ukraine, adoptée depuis deux ans) :
L’écrit 1 est disposé dans un cœur, en regard d’un autre texte de Prévert Petit déjeuner du matin : « Ce texte me paraît un peu bizarre parce qu’on entend dans chaque phrase le mot « dans ». Mais le titre « Le premier jour », ça me fait penser au I° janvier, c’est la nouvelle année. Dans ce texte je ressens la vie puis ma famille parce qu’on parle des parents ». Dans un cœur jaune plié, ajouté à ce qui précède : « Je sens dans cette poésie la naissance de mon petit frère, parce que dans la phrase « Un enfant dans sa mère », ça me fait penser quand ma maman d’Ukraine avait dans son ventre un bébé. »

Pour le dessin : « J’ai fait comme cela parce que les couleurs foncées me rappellent la nuit et les couleurs claires à un jour. J’ai mis la couleur rouge pour « les draps rouges dans un lit …»

Texte 2 : « D’où provient le cri ? Le début et la fin de la vie ! Je dis comme cela, parce que lorsqu’on naît, on a le début de la vie et quand on meurt, c’est la fin de la vie. »

Dans cette classe, les écrits personnels (toujours signés) sont très fréquents, généralement soignés (recopiés) et particulièrement pertinents parce que très libres. Ainsi, dans son second écrit, Marie s’autorise-t-elle à contourner la question posée « qui crie ? » ; elle n’apporte pas de « réponse comptable », de réponse factuelle mais manifeste l’intuition d’un autre entendement du texte, de sa portée philosophique, symbolique : « le début et la fin de la vie ! je dis comme cela parce que… », idée que d’autres enfants approcheront à partir d’un semblant de proverbe renvoyant à la croyance populaire : « quand un arrive,  un autre part ».

L’espace de réflexion et d’expression personnelles organisé par sa maîtresse (qui avoue, en réunion, n’avoir elle-même fait au départ qu’une lecture « narrative » du texte) permet à cette élève d’enrichir sa lecture, de l’approfondir[6], pas vraiment par les voies de l’analyse savante mais par le retour (à la fois sensible et réflexif) sur soi et sur le monde à partir du texte. Disons que l’on a affaire ici à une maîtresse qui a toujours une intuition d’avance sur la formalisation de ses pratiques pédagogiques et didactiques, et à qui la situation de recherche-action permet de les conscientiser et de les conforter. Le dispositif du « cahier mémoire » constitue pour elle un appui tangible pour compléter l’intelligence de ce qui se passe dans sa classe, dont elle une large perception en temps réel, mais dont certains éléments peuvent cependant lui échapper aussi sur le coup.

Des déplacements sont possibles, y compris dans les classes d’examen

La proposition du carnet de poésie a été accueillie aussi par une bonne partie des professeurs de collège ou lycée associés à la recherche. Nous terminerons donc sur le travail conduit avec des élèves de 1°scientifique  (pratiquement tous des garçons), qui doivent passer leur épreuve anticipée de français en fin d’année:

L’enseignante avait ainsi recadré notre proposition :

Ce travail fera l’objet d’une évaluation tout au long de l’année et d’une note finale et globale pour le troisième trimestre.

Objectifs : se constituer une culture poétique, appréhender et peut-être voir évoluer sa représentation de la poésie

1)Le carnet de poésie est personnel, il peut être acheté ou fabriqué

2) La démarche

*Lire ou relire des poèmes vus en classe

*Lire ou relire des poèmes –(ressources : CDI, Bibliothèque, internet, recueils personnels)

*Consigner sur ce carnet le nom des auteurs, les titres, un ou plusieurs extraits, des poèmes personnels, ce que la lecture d’un poème a pu vous évoquer, comment il vous a touché, énervé… Les remarques sont pour la plupart plutôt libres mais personnelles. Les « textes » peuvent être agrémentés d’images, d’esquisses (mais ce n’est pas une obligation).

*Répondre brièvement trois fois dans l’années (en novembre, en janvier, en mai) aux deux questions suivantes : pour vous, qu’est-ce que la poésie ? Que vous apporte-t-elle ?

*Les carnets seront relevés [5 fois dans l’année]. A chaque fois, trois poèmes (au moins) devront avoir été lus. Bon courage !…

Dans le cadre d’un compromis, à la fois généreux et bienveillant, la reformulation de l’enseignante permet aux élèves de concilier les impératifs institutionnels (préparer à l’examen) tout en se constituant comme sujets lecteurs de poésie, plus généralement de littérature. Les carnets se sont progressivement transformés en objets personnalisés dans lesquels chacun s’est authentiquement investi (travail sur la matérialité : couvertures, supports d’écrit ; travail sur traitement de texte), manifestant des choix des textes toujours intéressants et très personnels (à travers lesquels ils affirment leurs goûts), et de réelles capacités d’analyse attestant qu’ils ne renient pas ce qu’ils ont appris en classe.

Nous avons été impressionnés par la confiance manifestée à l’égard de leur professeur, à qui ils livrent des réflexions très privées :

B. recopie un de ses propres poèmes, Dilemme, assorti d’un commentaire :

J’ai pensé que mettre un poème rédigé par mes mains était la meilleure façon d’illustrer ce carnet de poésie personnel. Ce poème n’est pas seulement là pour faire joli, il représente mon état d’esprit à une courte période, où mon cœur balançait entre deux jeunes filles

Plus loin, il retient le poème de Sédar Senghor, A New York (in Ethiopiques), et s’en explique par une analyse impliquée, en précisant aussi que c’est une forme d’hommage à sa mère, qui a eu à l’expliquer le jour du bac. A d’autres niveaux de classe, nous avons constaté à quel point le poème (facilement mémorisé) est un genre qui circule entre générations au sein des familles : c’est là une spécificité à prendre en considération, notamment quand on s’interroge sur l’intérêt de faire apprendre « par cœur » les textes.

Un second élève, A., est beaucoup plus laconique mais son travail est extrêmement soigné sur le plan de la présentation. Ses réponses successives aux deux questions font apparaître une évolution intéressante, en dépit des réticences affichées :

Première période :

-Pour moi la poésie est une forme de texte écrit de façon structurée et rythmée, qui porte un message particulier.

-La poésie ne m’apporte pas grand-chose hormis une culture littéraire car je n’arrive pas souvent à comprendre le message, à le décrypter.

Seconde période :

-La poésie est aussi une forme de liberté d’expression, qui peut naturellement traduire des humeurs, des sensations, des émotions. Le poète est un artiste qui joue avec les mots et qui parfois dénonce, approuve les choses de la vie, soutient des théories.

-En tant que lecteur, la poésie me fait parfois voyager, rêver. J’admire les poètes qui arrivent à trouver l’inspiration suffisante pour faire partager leurs émotions. Seulement la poésie n’est pas mon genre préféré donc elle ne m’apporte pas tellement d’intérêt.

Il constitue une anthologie fournie et organisée, met des textes en résonance en les commentant de façon pertinente, parfois percutante, parfois plus intime : « Ce poème me plaît énormément et me laisse rêveur. Lorsque je l’ai lu pour la première fois j’ai été littéralement transporté jusqu’à un matin d’été dans mon lit ressentant la fraîcheur de mes draps, en vacance, la fenêtre ouverte…Je me retrouve dans ce poème quand Chennevière dit que son corps reste au lit quand son âme est loin en train de se ressourcer. »

 La diversification des modalités d’évaluation et d’enseignement de la littérature est nécessaire. 

Si l’on a tellement objectivé l’activité lectorale des élèves et son évaluation en secondaire au tournant des années 80, c’était au motif qu’il fallait outiller ces nouveaux élèves, qui n’étaient plus exclusivement « des héritiers », afin de leur permettre d’entrer dans une culture qui n’était pas immédiatement la leur. C’était peut-être faire peu de poids de la capacité plus partagée qu’on ne le croit à entrer en intelligence personnelle avec les textes littéraires, pour peu que les maîtres soient attentifs à mettre en place des formes d’accompagnement appropriées et personnalisées. A travers les exemples présentés, on voit bien que les modalités d’évaluation qui visent à construire l’élève en sujet lecteur averti sont non seulement possibles mais rentables sur le plan des apprentissages.



[1] A l’issue de la lecture de La petite sirène, Pierre Sève a recueilli un entretien tout à fait révélateur à cet égard entre un professeur des écoles et un professeur de collège qui concluent respectivement : « Pour moi ce qui compte avant tout, c’est ce qui se passe dans la tête des élèves »/ « Pour moi, c’est le texte ».

[2] Notons au passage que celle-ci n’a rien de spontanée, mais est toujours une construction sociale opérée dans la confrontations des sphères (familiales, amicales, institutionnelles…) qu’un enfant est amené à fréquenter.

[3] Nous avons retenus des « mots-clés » renvoyant au texte d’Andersen : eau, terre, sable, air, jardin, couleur… voir, entendre… souffrance, amour, amitié… J’avais déjà appliqué en CM ce dispositif de retour sur la mémoire de lecture sur L’enfant et la rivière d’Henri Bosco ; voir « L’Enfant et la rivière » D.Dubois Marcoin, Les Cahiers Robinson n°4, Henri Bosco : « rêver l’enfance, 1998

[4] Nous renvoyons aux travaux de Jérôme Bruner, tout particulièrement à son ouvrage Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?, Retz, 2002 : le récit aide à comprendre le monde.

[5] La conjonction de coordination a ici une valeur d’opposition autant que de liaison, comme dans le tour conclusif populaire plein de sous-entendus : « Et ça va à la messe tous les dimanches ! »

[6] La remarque de Mehdi « Surpris, car je ne m’attendais pas à cela. Le texte m’a beaucoup touché » est également encourageante.

 

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